Le 11 septembre 2001, quand éclatent les attentats de New York, Sadek Beloucif est PH au CHU d’Amiens. Ce jour-là, l’Histoire percute son histoire.
« C’est incroyable, c’est incroyable !, répète, sidéré, le réanimateur devant les images des tours qui s’embrasent et s’effondrent. J’ai tout de suite ressenti la peur des réactions en chaîne qui, en effet, n’allaient pas tarder. Pour les États-Unis, c’était un nouveau drame de Pearl Harbour, en pire, car il se jouait sur leur propre territoire. » Les Américains, le Pr Beloucif les connaît bien pour avoir exercé en 1989 et 1990 au Department of Anesthesiology de l’hôpital John Hopkins (Baltimore), comme clinical instructor. Une étape prestigieuse dans un parcours d’excellence : né en Algérie dans une famille privilégiée – son père est sénateur, sa mère enseigne l’anglais – il arrive en France à 6 ans, fait ses études de médecine à Lariboisière-Saint-Louis, passe l’internat en 1983, se spécialise en anesthésie-réanimation et en cardiologie, soutient brillamment une thèse de sciences. Bref, comme le dit au « Quotidien » Jean-Pierre Chevènement, « son parcours est une réussite brillante telle que je la souhaite à tous les citoyens français de sensibilité et de culture musulmanes. »
Surviennent en France les attaques de janvier 2015 contre Charlie et l’Hyper Cacher de Vincennes, les attentats du 13 novembre 2015 dans l’Est parisien et à Saint-Denis, le massacre de la Promenade des Anglais, le 14 juillet 2016 à Nice ; les événements terroristes vont atteindre et modifier la trajectoire purement hospitalo-universitaire de Sadek Beloucif. « Pour moi, avant les attentats, la religion avait toujours relevé d’une question intime, c’était un sujet d’ordre privé, confie-t-il, et j’observais une grande discrétion sur ma foi musulmane. Or, l’onde de choc islamiste risque de créer une fracture entre Français. Comme d’autres, j’ai le sentiment d’avoir une double dette : envers la République, qui m’a donné les moyens de réussir dans la vie et qui est aujourd’hui en danger, et envers mes coreligionnaires qui n’ont pas eu la même chance que moi. »
« Il faut que tu bouges ! »
Entre-temps nommé PU-PH au CHU d’Avicenne (Bobigny) et membre de nombreuses instances éthiques et scientifiques (voir repères), Sadek Beloucif traverse un dilemme : « Si je ne m’engage pas pour l’islam en France, si je ne dis rien, je suis objectivement complice des menaces qui s’accumulent ; si je m’implique personnellement, je risque de me justifier comme si je me sentais moi-même coupable. »
« Mais il faut que tu bouges, Sadek ! », l’adjure Jean Leonetti. Le député qui a donné son nom à la loi du 22 avril 2005, relative aux droits des malades et à la fin de vie, raconte comment il a mis la pression sur le médecin devenu son ami (ils se sont côtoyés alors qu’ils intervenaient l’un et l’autre au comité de pilotage pour la préparation des États généraux de bioéthique) : Il faut que tu t’exprimes publiquement au nom de l’islam des Lumières. Si tu te tais, tu laisses la parole et les actes aux seuls fondamentalistes, tu contribues à la catastrophe ! »
Outing
Message finalement reçu. Le Pr Beloucif effectue, comme il dit, son outing. Lui, le laïc militant, il rejoint un groupe d’intellectuels, d’artistes et de responsables musulmans français et signe « l’Appel des 41 », publié en juillet 2016 par « le Journal du Dimanche ». Un manifeste pour « mener enfin la bataille culturelle contre l’islamisme radical » en lançant une fondation pour l’islam de France. La Fondation verra le jour trois plus tard et elle le portera, à l’unanimité de ses membres, à la présidence de son conseil d’orientation (lire ci-dessous).
« Le Pr Beloucif ne représente pas une tendance parmi d’autres dans l’islam, observe Philippe Bas, ancien ministre de la Santé, à l’origine de sa nomination au CCNE en 1999, alors qu’il était conseiller social de Jacques Chirac. Sa légitimité, c’est d’être un croyant paisible et non un religieux, comme la majorité des musulmans français. Son autorité, il la tient de sa pratique de médecin réanimateur, acteur de la laïcité à l’hôpital et de sa vaste culture humaniste. À la fois, il croit en Dieu, un Dieu qui est avant tout miséricordieux, et il exprime une voix de fraternité, pondérée, respectueuse de la diversité culturelle, parfaitement laïque. »
Tour à tour membre du groupe de réflexion éthique de la société française d’anesthésie-réanimation, du CCNE, de l’Agence de la Biomédecine, du comité de pilotage des États généraux de la bioéthique, Sadek Beloucif multiplie les réflexions et les échanges entre religions, siégeant aux côtés de catholiques, protestants, juifs et libres-penseurs, baignant dans la pluralité démocratique et laïque. « Il cultive l’éthique de la vulnérabilité, le souci des personnes fragiles, témoigne Alain Cordier, ex-DG de l’AP-HP et membre du CCNE, en même temps il est animé d’un grand désir de confrontation pour avancer sur un chemin de vérité qui puisse être commun à tous. » « Il n’a jamais prétendu avoir des réponses en s’appuyant uniquement sur sa foi et il a toujours cherché à aller plus loin que les préceptes religieux, ajoute le Pr Didier Sicard, ex-président du CCNE, toujours avec une honnêteté exceptionnelle, au-delà des simplismes. »
« En médecine, confirme l’intéressé, nous apprenons à ne pas nous enfermer dans les dogmes, nous marchons vers l’universel en empruntant des voies déroutantes. Il cite Kierkegaard : ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin. L’impossible nous sert de vigie ! » Sans jamais se départir de son sourire tranquille et bienveillant, Sadek Beloucif s’anime, récusant tout à la fois l’universalité des valeurs éthiques et le relativisme culturel. Lecteur insatiable, passionné par le dialogue interreligieux, il puise aussi bien dans Averroes et Thomas d’Aquin (en latin dans le texte), Sartre et Hippocrate, Hugo et Montaigne, il fait dialoguer raison et foi, Orient et Occident, science et religion.
Chez les pauvres en argent et riches en coeur
Bien sûr, il puise aussi dans sa pratique hospitalière, à Avicenne, chez « pauvres en argent, mais riches en cœur ». « Dans son service, témoigne le Pr Gérard Reach, président de la CME d’Avicenne, Sadek doit prendre sans cesse des décisions rapides aux conséquences définitives, en intégrant des paramètres multiples, pour des patients qu’il voit pour la première fois, sa compétence m’impressionne toujours ». « Il sacrifie ses congés pour ses patients, ajoute Alain Cordier, comme lors de la fin de vie de mon père. Il incarne la vocation médicale telle que la décrit Levinas, avec sa capacité de sortir de lui pour aller vers autrui, en considérant que la vie de l’autre vaut plus que la sienne propre. »
« Dans la tradition arabo-musulmane, le médecin est un sage », résume sobrement le Pr Sadek Beloucif. Le sage réanimateur récuse par sa vie et par ses engagements l’expression de Huntington « le choc des civilisations », selon lui « vide de sens ». Son métier à lui, c’est le déchocage des civilisations et des hommes.
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