Elsa Cayat était la lumière. « Elle était vive, brillante, intelligente, passionnée, pleine d’humour, vraie », racontent ceux qui l’ont connue. « Celle qui lève tous les verrous », dit sa tante Jacqueline Raoul-Duval. Une « pythie » aux longs cheveux noirs, décrit une patiente. « Un petit bout de femme qui aurait pu être fragile mais qui était solide, à l’image d’une Françoise Sagan », évoque une autre. « Elle révélait à l’autre ce qu’il était, comment soutenir ses désirs. La rêv-élation, c’était tout elle », se souvient Carole Azoulay, psychiatre psychanalyste amie de longue date.
Elle accueillait ses patients par un énorme : « Alors racontez-moi », de sa voix de fumeuse. Elle ponctuait les récits de ses interlocuteurs par d’encourageants « mais c’est génial ! Ouaiiiii ! ». Elle riait fort et pouvait paraître irrévérencieuse. « Elle avait balancé les conventions, mais elle n’était plus dans la provocation. C’était complètement naturel », analyse une patiente. Elle aimait la cigarette et le champagne. Robe de soirée talons aiguille sous le soleil de midi, vison jogging, peu convenue, mais gracieuse, son allure frappait les esprits.
À la recherche d’un savoir psychanalytique et philosophique
Elsa Cayat est née le 9 mars 1960 à Sfax en Tunisie. Elle a deux ans lorsque sa famille emménage à Vincennes. Son père Georges, généraliste qualifié en gastroentérologie, recrée une large patientèle, tandis que sa mère Lucette, juriste, travaille au CNRS. Tous deux sont érudits et publient plusieurs livres chacun dans leur domaine. Juifs, ils ne pratiquent pas. Avec sa sœur et son frère, « Elsa a grandi dans un univers de contestation permanente de tout ce qui était contrainte. La critique de la société capitaliste et de la religion était évidente chez les Khaïat », se remémore Paul Zeitoun, médecin ami de la famille.
Elsa aussi sera juive laïque. « Profondément athée, elle avait une grande considération pour la culture juive, l’amour du livre », témoigne sa tante. Son ami cardiologue Alain Wajman se souvient : « Elle avait les valeurs du judaïsme, le respect de l’autre, l’écoute. Un jour, je lui ai dit : ce type-là, c’est un vrai salaud. Elle me dit : non, attends, fais lui regretter de ne pas être ton ami. »
Après sa scolarité à Vincennes, Elsa se lance dans des études de médecine. Elle sait très tôt qu’elle veut devenir psychanalyste. « Elle était déjà en analyse. Elle était très déterminée et passionnée, c’était assez rare aussi jeune », se souvient Yves Kibleur, qui rencontre Elsa Cayat au début des années 1980, lors de son premier stage d’externat à Rothschild dans le service de chirurgie orthopédique et des grands brûlés. « C’était un stage lourd, on ne voulait ni l’un ni l’autre faire de la chirurgie, alors on passait du temps à la cafèt’ à discuter. Elle était super-sympa, rigolote, sans tabou, une bosseuse qui cachait bien son jeu. »
Elsa Cayat effectue son internat puis son assistanat dans le service de Georges Lantéri-Laura, à l’hôpital Esquirol de Saint-Maurice. « Elsa est allée chez lui car il était une figure de la psychiatrie, issue d’une double formation, psychiatrique et philosophique ; il était élève de Canguilhem », explique Rémi Tevissen, psychiatre psychanalyste qui fut interne dans le même service. « Il y avait un grand contraste entre le Pr Lantéri-Laura, courtois, portant beau le nœud papillon, et Elsa », se souvient-il. Mais ce décalage n’empêche en rien le maître de reconnaître son travail, en associant son nom à l’article sur « les principales théories dans la psychiatrie contemporaine », publié en 1992.
Elsa Cayat lit beaucoup Lacan, Freud, mais aussi Kant, Nietzsche, Schopenhauer, Kierkegaard. « Elle était à la recherche d’un savoir psychanalytique, mais cela ne lui suffisait pas », commente Martine Gros, qui reprit la chefferie du service du Pr Lantéri-Laura en 1998, et eut Elsa Cayat comme assistante.
Elle consacre sa thèse à la croyance et organise avec sa mère au CNRS un colloque sur « Vérité scientifique, vérité psychique, et droit de la filiation ».
« Elsa était absolument persuadée que l’analyse guérissait, même les psychotiques. Elle n’enlevait pas les traitements pour autant, mais elle s’intéressait à la parole des gens. Y compris le personnel dont elle était très appréciée », se souvient Martine Gros.
Désir et vérité
Elsa Cayat donne naissance à Hortense, âgée aujourd’hui d’une vingtaine d’années, et s’installe en libéral.
« Elle aurait pu garder des vacations, mais elle ne désirait pas faire une carrière dans le public. Il aurait fallu une certaine docilité », raconte Martine Gros. La psychanalyste ne s’affilie pas à un cercle de réflexion. « Elle réunissait souvent des gens, mais sa façon de travailler était trop singulière pour faire groupe », explique Carole Azoulay. « Elle avait la fièvre de la psychanalyse. Elle serait un peu le retour à Lacan, comme Lacan peut être le retour à Freud. Elle rêvait d’un public mais elle n’avait pas envie de sacrifier sa passion à une école », poursuit son amie.
Elsa Cayat se consacre à ses patients. Elle les reçoit dans son bureau, séparé du reste de son appartement au premier étage de l’avenue Mozart par une double porte capitonnée. C’est un monde à part, croulant sous les livres et les papiers, décoré de tableaux et sculptures disparates, où s’amollit un divan au cuir bordeaux. « Elsa vivait bien dans son désordre, elle ne savait pas se servir de son ordinateur et écrivait à la main ! », raconte sa tante.
Ses patients n’ont pas de mots trop élogieux à son égard. « Je ne connaissais rien à la psychanalyse, elle m’a tiré de très bas pour m’amener vers la lumière » dit l’un d’eux. « Elle entérinait la plainte. Toute douleur devait sortir. Elle faisait réfléchir sur un mot qui pouvait avoir l’air de rien. Elle proposait des interprétations "pour gagner du temps" et accélérer la découverte du patient. Elle était dans l’audace et ne disait jamais "je" », affirme une autre. « Pour l’évoquer, je dirais : désir (de liberté) et vérité (elle détestait le faux). Elle enseignait le refus de la peur, tout désir devait être contenté. Elle donnait confiance en soi », raconte Delphine Jegoudez, qui la voyait depuis 5 ans. « C’était tout le contraire d’une séance à la Woody Allen, avec un psy qui s’endort derrière le divan. À travers le jeu sur les mots, ses interjections qui venaient de très loin, comme une sage-femme qui poussait avec vous, ses grands cris, elle aidait à accoucher de choses compliquées, interdites », selon Éric Reignier, un autre patient.
Elsa Cayat publie en 2007 « un homme + une femme = quoi » et « le désir et la putain », une longue conversation avec le journaliste et scientifique Antonio Fischetti sur la prostitution.
De fil en aiguille, Elsa rencontre les autres membres de « Charlie Hebdo », et crée la rubrique « Charlie divan ». « Nos débats étaient très fertiles et approfondis, elle pouvait être très critique sur la médicalisation de la psychiatrie sans jamais être dogmatique. En conférence de rédac’, elle m’a souvent apporté son soutien quand je pouvais être en porte-à-faux avec les autres », se souvient Antonio Fischetti.
Dans sa dernière chronique, parue le 14 janvier, Elsa invitait à se défaire des illusions et de la peur qui veut nier les différences, pour trouver « la Capacité de s’aimer ». « Elle trouvait rarement la réplique, elle pouvait même se mettre en colère, comme si on se fichait de sa tête en ne disant pas des choses assez intelligentes. Avec les gens de Charlie, je pense qu’elle a trouvé la réplique », conclut le Dr Azoulay.
« un homme + une femme = quoi, 2007 », petite bibliothèque Payot, n°620. 208 pages.
« Le désir et la putain », 2007, Albin Michel, 272 pages.
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