Remplaçant ou remplacé : vos histoires

Phallos, ou l'amour du métier

Publié le 02/08/2013
phallos

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J'ai beau chercher, me creuser la cervelle, jeter des prénoms masculins dans l'abîme infini de mes souvenirs vacillants : rien ne vient.
Rien de rien.

Impossible de remettre un nom sur ce remplaçant dont le visage et la voix resteront pourtant à jamais gravés en moi.

C'était un homme discret, de cinq ou six ans mon aîné, un peu chauve et au timbre grave. Je me souviens qu'il avait fait des études de médecine sur le tard après avoir été enseignant.
Il était d'une efficacité hors normes : capable d'enchaîner un nombre incalculable de consultations en un temps record et de renvoyer prestement les jeunes mamans rhabiller leurs bambins dans la salle d'attente avant même que celles-ci aient eu le temps de mesurer l'incongruité de la procédure.

Mes associés et moi-même n'aimions pas beaucoup ses manières, mais, les années 2000 commençaient à faire sentir les effets d'un numerus clausus par trop efficace, les remplaçants étaient une denrée rare, et nous avions cruellement besoin de nous reposer après un hiver qui nous avait imposé un rythme de cyclistes dopés : un sprint de dix mois.
Passons.

Il avait dicté ses conditions financières et, ruminant en silence notre rage au souvenir de ce que nous-mêmes, nous avions connu quinze ans auparavant, nous acceptâmes de signer avec lui un contrat de remplacement de deux mois.
Le plus jeune et le plus ancien de mes associés partirent en vacances les premiers et, je restais donc seul sur le pont du navire estival avec le vieux remplaçant dégarni à la voix grave.

Lors des rares pauses que nous prîmes ensemble dans la salle de repos du premier étage, je l'écoutais avec une certaine empathie m'expliquer les rouages du métier (ne jamais poser de question pour gagner un temps précieux) ainsi que son amour immodéré de l'argent et... des femmes. Mon humeur chafouine et, en la circonstance volontiers pateline, ne l'incitèrent aucunement à une sage circonspection qui aurait peut-être pu lui éviter la déconvenue, pour ne pas dire la honte, liée à l'événement que je vais vous narrer si toutefois vous avez eu la patience de lire cette longue introduction...

Internet rose

Un jour brûlant de juillet, à l'heure des visites à domicile, le falot – dont l’étymologie ne doit rien à Phallos... – glissa délicatement un petit petit papier sous la porte de mon bureau où je terminais une consultation.
« Y a un petit problème avec l'ordinateur, était-il inscrit, merci de t'en occuper. »

Je raccompagnais mon patient vers la sortie après l'avoir longuement écouté me parler du psoriasis de son beau-frère Jean Claude pendant qu'il se rhabillait –grossière erreur selon mon confrère remplaçant adepte du Taylorisme médical... – et me rendis dans le cabinet de consultation de mon associé afin de régler le « petit » problème dont je venais d'être informé. 

L'ordinateur était effectivement bloqué. Il n'obéissait plus aux injonctions de mes doigts agiles et le remplaçant n'avait manifestement pas la science informatique chevillée au corps. Il s'était connecté à Internet et avait – à l'insu de son plein gré comme il me l'expliquerait plus tard –, été submergé par une foultitude d'images pornographiques qui avaient surgi comme par enchantement, s'empilant en un mille feuilles suggestif devant ses yeux étonnés et surpris, jusqu'à saturation de l'écran sidéré, comme prostré devant tant de merveilles venues des limbes mystérieux du réseau câblé.

Loin de l'accabler et conscient que j'étais du marasme affectif dans lequel se débattait mon pauvre confrère, je procédais à une cinquantaine de ctrl-alt-suppr méthodiques et patients qui permirent de libérer l'ordinateur de son bien encombrant fardeau.
La semaine qui suivit, il m'évita soigneusement et ne trouva étonnamment plus le temps de s'arrêter quelques instants pour partager avec moi le café quotidien.

Examen approfondi des patientes...

Puis, vint mon tour de prendre quelques semaines de repos et de confier ma patientèle au malheureux priapique piégé par la technologie qu'il maîtrisait mal.

À mon retour, je constatais qu'il avait pris le soin d'effacer l'historique de ses navigations sur le Net. C'est bien normal. Quoi de plus désagréable que de dévoiler sa vie privée ainsi que ses passions secrètes pour la littérature classique, la peinture de Klimt ou la sémiologie protéiforme des cytopathies mitochondriales.

Ce qui en revanche me fit moins sourire, furent les confidences de quelques jeunes patientes venues en mon absence faire renouveler leur contraception. L'indélicat leur proposait systématiquement un examen approfondi d'une zone anatomique dont Marc Dorcel avait fait son fonds de commerce. Aucune de celles qui relatèrent l'incident n'avait heureusement accepté de se soumettre au zélé remplaçant dont il était clair que le professionnalisme ne pouvait se satisfaire d'une trop grande superficialité dans l'exercice de son art. « Je ne veux pas, lui avaient-elles répondu, mon médecin m'a expliqué qu'à mon âge un tel examen est inutile. »

Mes associés et moi-même décidâmes bien-sûr par la suite de nous passer des précieux services de cet individu et, concernant ses déboires informatiques, nous relatons souvent, en riant, sa mésaventure sur laquelle nous avons déposé le voile léger de la clémence, à l'aune de François Rabelais, un autre de nos confrères qui, s'il avait en son temps disposé d'Internet, aurait vraisemblablement bloqué, lui aussi, de nombreux ordinateurs.

Quant à son nom, une étrange alchimie nous l'a fait oublier et, lorsque nous parlons de lui, c'est Priape, fils d'Aphrodite que nous convoquons et Phallos qui, même s'il n'est personne, incarne à présent notre remplaçant d'un jour que nous avons d'un commun accord élevé au rang des indésirables.

> Dr STÉPHANE PERTUET

Source : lequotidiendumedecin.fr