Les remplacements, quand on est jeune diplômé, c'est surtout une école de la vie. En se glissant dans la peau d'un médecin plus expérimenté, on voit ce qu'on veut prendre ou ne pas prendre de sa pratique, de ses habitudes.
Ce n'est qu'en y allant en vrai qu'on prend conscience des avantages et des inconvénients des consultations sans RDV, qu'on réalise, tout étonnée, qu'on aime mieux les endroits où c'est un peu brouillon, qu'on est prêt à beaucoup de chose pour avoir un ordinateur qui ne plante pas tous les quatre matins, ou même tous les deux matins.
Ça nous aide à définir nos limites aussi. Comme celui-là, serai-je un peu souple sur les horaires au risque de me faire envahir, ou comme celui-ci, serai-je strict sans exception pour ne pas donner de mauvaises habitudes ? Comme celle-ci, abandonnerai-je une bonne fois pour toutes l'idée d'être à l'heure, ou comme celle-là essayerai-je d'y arriver coûte que coûte, chaque jour de mes trente années d'exercice ?
Pendant les deux ans qui ont suivi mon internat de médecine générale, j'ai remplacé, tous les jeudis, une médecin de mon coin. Appelons-là Docteur Cracra.
Le Docteur Cracra, comme j'allais le découvrir, était quelqu'un de très particulier.
La première impression : bonne médecin, aimée de ses patients, ayant d'autres activités en dehors de la médecine, active à la fac. Un mari, deux petites filles au collège, des copines, une mère qu'elle passait voir tous les midis.
La seconde : le cabinet médical le plus sale que je n'ai jamais vu de ma vie. Le fossé entre la personne et le lieu était vertigineux !
Les murs étaient sales, surtout au-dessus des radiateurs, en dessous du plafond, autour des fenêtres.
Le sol était sale. il aurait fallu un bon coup de balai. Puis de kärcher. Deux fois.
Le bureau était sale. En voulant le passer au désinfectant de surface, j'avais tâché le cuir. Je m'en était excusée auprès d'elle, et constatant les dégâts, elle avait lâché « Oh », complètement désintéressé.
La salle d'attente était sale. Un jour qu'une femme y passait un chiffon, je me suis dit « Ah, la femme de ménage, je vais lui passer un savon » (sic.). C'était une patiente. « Je viens toujours avec un peu de matériel, comme ça, pendant que j'attends, je lave un peu. Ca ne me coûte rien, et ça fait plaisir à tout le monde. »
Le matériel était sale. Chaque soir, je devais passer à l'alcool les spéculums à otoscope utilisés pendant la journée. Ainsi, le stock d'une quinzaine de spéculums était-il toujours propre !
La salle d'examen était sale. Je rinçais la table d'examen les jeudis matins, mais le reste n'en paraissait que plus sale. Plus d'un patient s'est exclamé : « Vous avez une nouvelle table d'examen ». Hum.
Les toilettes étaient sales. Le jeudi est vite devenu le jour où je ne faisais pas pipi.
Et pourtant, bien conscients de cette faille, les patients du Docteur Cracra l'adoraient. « La première fois que je suis arrivé dans la salle d'attente, je me suis dit que je ne reviendrai jamais, et puis, vous voyez, ça fait quinze ans qu'elle me soigne ». Et je l'appréciais aussi beaucoup, au point d'y venir chaque semaine pendant 2 ans.
Et ça, ça m'a encore plus étonnée que la saleté.
Être un bon médecin, ça ne se situe pas toujours où on croit.
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