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Dossier spécial Nutrition

L’« Evidence Based Nutrition », une utopie ?

Publié le 12/10/2012
L’« Evidence Based Nutrition », une utopie ?


©SPL/PHANIE

Après l’EBM, l’EBN ? De plus en plus, la nutrition tend à se médicaliser et se prête davantage à « l’épreuve des preuves ». Pourtant, les certitudes dans le domaine restent fragiles comme en témoignent la polémique actuelle sur les OGM, les interrogations soulevées par certaines pratiques comme le jeune thérapeutique ou la remise en cause récente des bénéfices des oméga 3.

En nutrition, les certitudes seraient-elles rares ? L’actualité semble bien le suggérer. Entre les oméga 3 dont les bienfaits cardiovasculaires viennent d’être remis en question et les OGM autour desquels la controverse flambe, difficile de croire que la nutrition soit parvenue à assimiler les règles de la médecine fondée sur les preuves. Et s’il est indéniable que cette discipline a radicalement évolué dans les esprits, comme l’attestent la mise en place d’une politique nutritionnelle bien identifiée (PNNS) et des actions de réglementation sur les allégations nutritionnelles, elle peine encore à se bâtir une légitimité, faute parfois de données scientifiques solides.

Depuis une dizaine d’années, « on a pourtant beaucoup progressé dans le champ de la nutrition, se félicite le Pr Serge Hercberg (U557 Inserm/Inra/Cnam/ Paris XIII et président du PNNS), avec aujourd’hui des études à la méthodologie de plus en plus rigoureuse?». Surtout, les travaux se sont accumulés, des études d’ordre épidémiologiques – ou étude d’observation – venant conforter des observations biologiques ou cliniques… Avec, au final, pour certains sujets comme le lien entre cancer et alimentation où les bénéfices liés à la consommation de fruits et légumes « suffisamment de certitudes pour émettre des recommandations », estime le Pr Hercberg.

Circonspection

Le Pr Eric Bruckert (hopital de la Pitié-Salpétrière, Paris) reste plus circonspect. Pour ce spécialiste de la prévention des maladies cardiovasculaires, « Il faut plutôt se méfier des études d’observation qui en aucun cas ne doivent suffire à établir des recommandations. Même si elles présentent des atouts de taille comme des résultats cohérents, une cohorte importante, des risques relatifs spectaculaires et des ajustements corrects, elles ne prouvent aucun lien de cause à effet entre un facteur nutritionnel et la survenue d’une maladie ». Les effets réels d’un aliment, mis en évidence par les études cliniques (d’intervention), ne confirment d’ailleurs pas toujours les conclusions de ces études d’observation. Le Pr Bruckert rappelle pour exemple trois études épidémiologiques semblant montrer que les gens qui prenaient de la vitamine E étaient moins sujets aux maladies cardiovasculaires : « Les études cliniques réalisées par la suite ont montré que non seulement la vitamine E ne diminuait pas le risque cardiovasculaire mais que de plus elle augmentait la mortalité?».

Une discordance qui avait fait grand bruit à l’époque et qui souligne bien les limites de ce type d’étude. « Le vrai problème tient à la complexité des comportements humains », précise le Pr Bruckert. Le fait de consommer, des antioxydants, de boire 2 verres de vin quotidien, de manger des fruits et légumes etc. peut, en effet, témoigner plus globalement d’un comportement santé plutôt favorable, d’un état psychologique plutôt positif ou d’un niveau socio-culturel plus élevé, qui peuvent constituer autant de biais d’interprétation (ou facteur de confusion). Ce d’autant « qu’il est très difficile, voire impossible, de faire un ajustement correct sur ces différents facteurs qui sont de plus souvent associés », précise le Pr Bruckert. Par ailleurs, « les maladies étudiées sont généralement multifactorielle et la nutrition n’est qu’un élément impliqué parmi d’autres » souligne le Pr Hercberg.

Alors, comme dans le domaine du médicament, pas de salut sans étude d’intervention et essais randomisés Dans l’idéal certainement, mais dans la pratique ces études sont souvent difficiles à mettre en œuvre. « On ne peut pas disposer en nutrition du même niveau de preuve que dans le domaine du médicament. Des études d’intervention rigoureuses ne peuvent pas être réalisées faute de placebo pour certains aliments ou de la possibilité de remplacer un aliment-nutriment par un autre. »

L’avenir est aux études de cohorte

Dans ce contexte, « on s’oriente aujourd’hui d’avantage vers de grandes études de cohorte », explique le Pr Hercberg. À l’image de l’étude Nutrinet qu’il coordonne. Lancé en 2009, ce travail a pour objectif d’identifier des facteurs nutritionnels de risque ou de protection impliqués dans de nombreuses pathologies comme les cancers et les maladies cardiovasculaires mais aussi, les allergies ou encore la migraine. Grâce à un effectif très important (plus de 235?000 nutrinautes* suivis actuellement) et un recueil très large d’information, le Pr Hercberg espère « limiter au maximum les facteurs de confusion » et pouvoir « tendre vers des liens de causalité » entre certains paramètres nutritionnels et certaines pathologies.

En attendant quels conseils peut-on raisonnablement donner à ses patients ? « Tout dépend du risque !, répond le Pr Bruckert. Lorsque celui-ci est élevé, un niveau de preuve faible est suffisant pour légitimer une contre-indication… sous réserve de l’aliment à supprimer, bien sûr. » Il sera par exemple facile de supprimer un aliment peu consommé. « De même, recommander la consommation d’un aliment dont l’effet bénéfique est peu prouvé comme cela est le cas des amandes vis-à-vis de la diminution du cholestérol, mais dont les effets secondaires sont très limités est tout à fait possible. » Mais toute allégation à leur sujet sera irrecevable faute de preuves suffisantes. « A l’inverse, en cas de risque faible, il sera difficile de recommander la suppression d’un aliment peu cher et largement consommé. » Et, dans tous les cas, « la meilleure base de réflexion reste les recommandations thérapeutiques et les consensus car ils prennent en compte l’ensemble de ces éléments ».

* A terme, les investigateurs de l’étude Nutrinet espère pouvoir réunir 500 000 participants. Le recrutement est donc toujours en cours (www.etude-nutrinet-sante.fr <http://www.etude-nutrinet-sante.fr›).