Il est vingt-deux heures, encore un appel pour une visite urgente, j’ai un couteau à huîtres dans les mains et une douzaine de fines de claire que je viens d’éventrer sur un lit de glace. Elles devront attendre.
Une pluie glacée. Sous mes pieds, la neige fond en vacuoles poisseuses.
L’immeuble, avec sa façade peinte de brun et ses fenêtres en hublots, ressemble à une barre de nougat de Provence allongée sur le flanc. Ma patiente m’attend au quatrième. Un cancer de l’intestin, depuis, elle ne peut plus marcher. Elle s’est rappelée que demain, pour Noël, il ne lui reste plus de Lysanxia du soir. Urgent, donc.
Interphone : rechercher par le nom de famille. Zut, elle n’est pas dans la liste. Je me glisse derrière une femme qui entre, chargée de deux sacs plastique emplis d’épicerie de chez Liddl. « Ça doit être au troisième, elle me dit, ici on sait plus comment compter, avec les demi-étages, je sais pas, ça fait peut-être trois, peut-être six. Allez. »
Quatrième – peut-être – la valise de soins de secours me semble penser une tonne. Sur la porte, un nom connu, déjà vu dans mon fichier : le nom de son mari ? Je sonne.
De l’intérieur de l’appartement un hurlement sort :
« Poussez ! »
Suivi de :
« Suis au fond ! »
Je pousse la porte palière qui s’ouvre sur une cuisine ; dans un nuage de vapeur d’eau, un homme en maillot de corps s’affaire, au-dessus de la cuisinière ; il lève à peine la tête, répète :
« C’est au fond ! » Maugrée à voix basse : « Pas trop tôt, une heure qu’on attend ! »
Au fond du corridor, une chambre aux murs roses et une femme sur un large fauteuil d’osier recouvert de serviettes éponge décolorées ; elle a une blouse de Nylon à fleurs, des pantoufles de feutre, les cheveux gris coupés au carré tenus sur le côté par une barrette métallique placée là au hasard ; elle s’énerve :
« Par ici, m’enfin, par ici ! »
Je lui souris : qu’elle ne s’impatiente pas, je ne l’avais pas oubliée, beaucoup de travail en ce moment avec cette épidémie. Examen. Il y a longtemps que le cancer est guéri. Dix-sept ans. Elle garde de cette maladie une poche abdominale de colostomie : un sac de silicone fixé sur le ventre, dont elle insiste pour que j’examine le contenu. On aurait pu la retirer, la poche, il y a longtemps. Mais un nouveau séjour à l’hôpital, ça fait peur.
Depuis, la vieille dame n’a pas quitté le fauteuil aux serviettes éponge. Elle ne se lève plus, ne marche plus, ne prépare plus ses repas, ne fait plus ses courses. Il aurait suffi d’un peu de kinésithérapie, après l’intervention, pour qu’elle reprenne une vie tout à fait normale. Pourquoi cela n’a-t-il pas été fait ? Difficultés pour la convaincre, lassitude de ses médecins, entêtement de la patiente.
J’ai presque fini de l’examiner. Elle me désigne d’un coup de menton l’homme debout dans la cuisine, que je vois de dos dans son nuage de vapeur :
« Faudra lui dire Madame, moi j’y arrive plus ! » Mon regard lui paraît interrogateur. Au fond de moi, j’ai honte, honte de mes effluves de numéro 5, honte du carré de soie hérité de ma mère enroulé à mon cou, honte de mon petit tailleur noir et net. Elle reprend, explique :
« Vous croyez quoi ? Vous croyez qu’ils m’ont fait quoi avec leurs rayons pour le cancer ?
L’es foutu, le tuyau d’la joie : un tunnel à ver-de-terre, qu’il est !
Faudra lui dire à mon homme ! Qu’il aille se moucher dans le jardin ! »
Il y a une ordonnance et des documents à remplir. Je cherche du regard, dans la chambre rose, un endroit pour m’asseoir près d’elle, pour remplir cette dernière tâche. Elle me désigne une chaise, encombrée d’un sac de pharmacie qu’elle projette à terre d’un revers du bras, me dit :
« Fous ton cul là ! »
En sortant de l’immeuble j’aperçois, brandie dans le ciel, dominant la cité, la croix éblouissante de Notre-Dame des Pauvres là-haut, sur le coteau de Brabois.
Et j’ai cette crainte incongrue que ce soir il ne naisse pas, le Divin Enfant.
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