LE QUOTIDIEN : Plus de 20 000 médecins ont répondu à votre enquête sur les violences sexistes et sexuelles (VSS). Êtes-vous surpris par l'ampleur de ce panel ?
Dr FRANÇOIS ARNAULT : Le taux de participation est exceptionnel. Rien que ce chiffre est une réponse en soi. Cela montre que ces violences sont au cœur des préoccupations, dans la société comme dans l'exercice de la médecine et qu’il était grand temps de faire cette enquête. On voit que les VSS touchent la profession de deux façons : certains médecins en sont victimes, que ce soit pendant leur cursus ou au cours de leur carrière, et d'autres, hélas, en sont auteurs. Même si ces derniers n'ont probablement pas répondu, les témoignages reçus montrent une prise de conscience collective et permettent à la profession de se reconnaître dans ces résultats. Grâce à ces données, l'Ordre dispose d'une base solide pour proposer des réponses concrètes et engager des changements dans les pratiques et comportements.
“Les témoignages reçus montrent une prise de conscience collective
La banalisation des violences sexistes et sexuelles dans le milieu médical est très bien documentée dans votre rapport. Avec 54 % des médecins femmes victimes de VSS (contre 5 % des médecins hommes), que révèle ce constat sur la formation initiale et l'écosystème hospitalier ?
Cela révèle une culture de la violence profondément ancrée dans le milieu médical, où ces comportements ont longtemps été considérés comme « normaux » ou inhérents à la vie carabine. Ce mode relationnel, marqué par des violences verbales ou physiques, a été accepté pendant des décennies. Certains médecins affirment n'avoir jamais été témoins de tels comportements, mais ce n'est pas une excuse ! Nous devons reconnaître que ces violences existent, dès les études et tout au long de la carrière. La moitié des femmes victimes de VSS déclarent avoir subi ces actes au cours de leur formation. Cette période est marquée par une forte hiérarchie et une proximité intense, qui peuvent favoriser les comportements abusifs.
“Des sanctions n'ont pas été prises comme elles auraient dû l'être
On constate que 49 % des médecins femmes ont été victimes de VSS commises par un confrère inscrit à l’Ordre (vs 3 % des hommes). N’est-ce pas aussi un constat d’échec pour l’Ordre, garant de la confraternité et de la déontologie ?
Ce n'est pas un échec pour l'Ordre mais pour la profession. Notre rôle est de vérifier la moralité et la probité des médecins inscrits, de contrôler et de sanctionner. Par le passé, nous n’avons pas fait assez preuve d'une tolérance zéro vis-à-vis des VSS au sein de la communauté médicale. Il est certain qu'il y a eu des manques ou des insuffisances dans l'analyse des situations. Des sanctions n'ont pas été prises comme elles auraient dû l'être.
Mais ce qui compte aujourd'hui, c'est d'agir avec une détermination totale. Le fait que les médecins femmes soient davantage confrontées à ces violences n’est malheureusement pas surprenant. C’est le reflet d’une société encore patriarcale. Dans le cinéma, les femmes sont aussi majoritairement victimes. Grâce à cette enquête, nous possédons désormais des données irréfutables qui confirment l’existence d’un problème dans notre milieu.
“Un médecin ayant commis des violences graves, comme des violences sexuelles ou un viol, ne doit pas exercer
Quels dispositifs l'Ordre a-t-il mis en place pour améliorer la gestion des VSS et garantir une prise en charge efficace des victimes ?
Nous avons entrepris une refonte importante de nos procédures depuis 2019. Cela inclut des dispositifs comme le logiciel Orion, qui recense les plaintes et garantit leur suivi ainsi que leur traitement avec des sanctions proportionnelles à la gravité des faits. Nous avons également instauré des commissions « vigilance, violence, sécurité » (VVS) dans tous les départements, en collaboration avec les parquets, pour offrir une écoute attentive aux victimes.
Par ailleurs, nous avons renforcé les contrôles au moment de l'inscription au tableau et des transferts entre départements. Cela nous permet de repérer d'éventuelles condamnations pénales. Nous militons également pour accéder au fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (Fijais), à l'instar des secteurs de l'éducation nationale ou du sport. Certains médecins tentent de masquer leur passé pénal. Il est essentiel pour l’Ordre de pouvoir les repérer. Nous avons les moyens de le faire, même si le volume de dossiers que nous traitons annuellement – 8 000 inscriptions et 8 000 transferts – est important.
Enfin, nous avons élaboré un référentiel à destination des conseils départementaux : un médecin ayant commis des violences graves, comme des violences sexuelles ou un viol, ne doit pas exercer. Ce principe est central dans notre action. Malgré ces avancées, il reste du travail, car seules 3 % des victimes se tournent vers l'Ordre.
Récemment, un étudiant en médecine a vu son affectation en stage suspendue par l'ARS Occitanie en raison d'une condamnation pour agressions sexuelles. Cet étudiant doit-il renoncer définitivement à la médecine ?
Je préfère ne pas commenter les cas individuels, car ils relèvent de décisions judiciaires en cours. Cependant, il est évident qu'un étudiant en médecine coupable de VSS graves, comme le viol, ne devrait pas exercer. Les doyens travaillent aussi à définir des sanctions adaptées, mais se heurtent à des obstacles juridiques, comme l'annulation des désinscriptions par les tribunaux administratifs.
De même, nos décisions disciplinaires, comme les radiations, peuvent être invalidées par le Conseil d'État. Pour prévenir ces situations, nous avons demandé aux doyens de sensibiliser les étudiants dès la deuxième année. Il serait également pertinent d'introduire des questions sur les VSS lors des oraux de première année, bien que tous les étudiants n'y participent pas.
Lors de la conférence nationale de concertation sur les VSS, vous avez mentionné que l’Ordre n’attendrait plus nécessairement les décisions de justice pour agir. Pourriez-vous détailler ce propos ?
Ce qui n'est plus acceptable, c'est d'attendre cinq ou dix ans avant que la justice pénale se prononce. Il faut reconnaître que déontologie et droit pénal sont deux choses distinctes. Notre responsabilité relève du droit déontologique. Concrètement, dès que les faits sont constatés et qu'une plainte est déposée par la victime auprès de l'Ordre, il est impératif d'agir. Il ne faut pas attendre l'issue du procès pénal pour engager une procédure déontologique et disciplinaire. Ensuite, il revient aux chambres régionales ou nationales de prendre une décision qu'elles jugent juste, mais il est crucial de ne pas se limiter au calendrier de la justice pénale.
“Nous serions très favorables à une formation sur les VSS, aussi bien dans le cadre de la formation continue obligatoire des médecins en exercice que dans le cursus universitaire
Les médecins réclament une meilleure information aux VSS. Faut-il aussi envisager une formation obligatoire ?
Nous serions très favorables à une formation sur les VSS, aussi bien dans le cadre de la formation continue obligatoire des médecins en exercice que dans le cursus universitaire. En interne, nous avons encore des efforts à faire sur cette question. Nous communiquons régulièrement via notre bulletin mais ce canal n'est pas toujours lu. Nous devons travailler davantage pour faire passer un message clair : l'Ordre est du côté des victimes et met tout en œuvre pour les soutenir, tout en prenant des mesures fermes contre les auteurs de violences.
Cet enjeu de communication est fondamental. Notre enquête révèle un paradoxe : une majorité écrasante (95 %) affirme connaître les notions de viol, d'agressions sexuelles, de harcèlement sexiste et sexuel, mais seul un petit tiers des médecins (28 %) disent connaître les aides disponibles et 74 % estiment avoir besoin d’en savoir davantage sur l'accompagnement des victimes. Cela soulève la question de la profondeur de leurs connaissances en la matière.
Vous avez reconnu que l'Ordre avait souvent été perçu comme laxiste en matière de traitement des VSS. Comment comptez-vous restaurer la confiance des praticiens et du public envers l'institution ?
Les mesures que je vous ai détaillées sont des réformes fortes, visant à éviter que des affaires passent sous les radars. Il est primordial que les médecins conservent la confiance des patients. À chaque fois qu'un scandale de mœurs apparaît dans la presse, c'est la confiance envers la profession qui en pâtit. Notre objectif est d'imprimer une culture de tolérance zéro vis-à-vis de ces violences, et cela prendra du temps.
Mais je suis convaincu que ce travail continuera au-delà de ma présidence. Les jeunes générations de médecins attendent des règles claires de la part des institutions, en particulier de l’Ordre. Nous devons être les garants de cette évolution. Par ailleurs, je remercie ceux qui dénoncent ces violences, mais je leur demande de ne pas affaiblir l'Ordre, qui est la seule capable de faire respecter ces règles, avec la justice. Bien qu'il y ait eu des manquements, attaquer l'Ordre, dont le rôle est de réguler et de sanctionner, n'est pas la solution. Nous devons agir en amont, définir ce qu'est un comportement approprié et garantir que des comportements inacceptables, comme la peinture de fresques dans les internats, n'ont plus leur place.
39 % des sondés estiment que la banalisation des VSS dans le milieu médical empêche les victimes d'être entendues. Les médecins sont-ils devenus indifférents à ces violences au point de les ignorer ?
Je ne pense pas. Si vous regardez l'enquête, c'est plutôt l'inverse. L'attention portée par les jeunes médecins, notamment ceux de moins de 40 ans, est bien plus marquée, car ils sont davantage informés sur ces violences. Les remplaçants, souvent isolés par leur statut, sont également plus susceptibles d'y être confrontés. De plus, nous avons posé des questions précises. Par exemple : « Selon vous, les victimes de VSS sont-elles exposées à des discriminations professionnelles ? » Et la réponse est oui à 70 %. Donc, il n’y a pas de banalisation. Au contraire, les médecins ont conscience des conséquences de ces violences.
Mais les 20 000 médecins qui ont répondu à l'enquête sont probablement les plus sensibilisés… Quid des 170 000 autres ?
C’est vrai. Mais le nombre de réponses nous oblige à prendre cette question très au sérieux. Ce n'est pas qu'on ne savait pas, mais il nous fallait des données concrètes pour prouver objectivement la réalité du problème.
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