Une succession de silences, de renoncements, des instances médicales et des professionnels de santé qui ont fermé les yeux pendant de longues années. Voilà ce qui ressort du procès de Joël Le Scouarnec, ancien chirurgien condamné à vingt ans de réclusion criminelle – dont une période de sûreté des deux tiers – pour des viols et agressions sexuelles sur 299 patients.
Pendant plus de 65 jours d’un procès hors norme au tribunal judiciaire de Vannes, auquel a assisté Le Quotidien, de nombreux témoins se sont succédé à la barre : anciens collègues, directeurs d’établissement, représentants d’instances médicales ou administratives. Tous ont dû répondre aux questions précises de la cour, qui s’est penchée sur une interrogation centrale : comment Joël Le Scouarnec a-t-il pu poursuivre sa carrière hospitalière jusqu’en 2017, malgré une première condamnation en 2005 pour détention d’images pédopornographiques ? « Étiez-vous informé de cette condamnation lors de son recrutement ? », « Ce point a-t-il été évoqué en commission médicale d’établissement ? », « Aviez-vous observé des gestes ou comportements déplacés au bloc opératoire ? » Autant de questions pour sonder d’éventuelles défaillances.
Atermoiements, silence et inaction
Car si la culpabilité de l’ancien chirurgien ne fait plus débat, c’est désormais celle d’un système tout entier qui est interrogée : Ordres des médecins, ARH (ex-ARS), Ddass (direction départementale des affaires sanitaires et sociales), DHOS (direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins)… Les témoignages livrés au tribunal ont mis en lumière de nombreuses zones d’ombre dans la chaîne des responsabilités de ces acteurs.
Les témoignages livrés au tribunal ont mis en lumière de nombreuses zones d’ombre dans la chaîne des responsabilités
Parmi les auditions clés, celles de deux représentants de l’Ordre des médecins : le Dr Joël Belloc, ancien président du conseil départemental de Charente-Maritime, et le Dr François Simon, ex-président de celui du Finistère – deux départements où Joël Le Scouarnec a exercé après sa condamnation à quatre mois de prison avec sursis en 2005. Le Dr Simon, absent le matin de son audition en invoquant un « problème de santé », a finalement accepté de comparaître dans l’après-midi, après avoir été menacé d’un mandat d’amener. Âgé de 81 ans, l’ancien médecin a reconnu devant la cour avoir été alerté dès juin 2006 de la condamnation de Joël Le Scouarnec pour détention d’images pédopornographiques.
Après plusieurs signaux d’alerte – un échange avec le chef des urgences de Quimperlé, puis le courrier d’un psychiatre exprimant ses inquiétudes –, il a contacté le parquet pour obtenir le jugement du chirurgien, qu’il a ensuite transmis à la Ddass, sans y joindre le courrier crucial du psychiatre, « par oubli ». Ni le conseil régional de l’Ordre, ni l’ARH n’en sont informés. « Ça ne se faisait pas », se défend-il. Estimant que la Ddass, autorité de tutelle, était la mieux placée pour intervenir, il ne contacte pas davantage la direction de l’hôpital. Le dossier reste en suspens, aucune mesure concrète n’est prise.
L’art de se renvoyer la balle
Quelques années plus tard, en 2008, Joël Le Scouarnec déménage en Charente-Maritime et fait une demande d’inscription auprès de l’ordre du département. Sur son dossier, la peine dont il a écopé en 2005 est inscrite noir sur blanc. Au vu de cette condamnation, le praticien est reçu par un conseiller ordinal de sa zone pour un entretien spécial. De cette rencontre ne ressort rien de particulier, pas même un échange avec le président pour évoquer la situation. « C’était un vieux conseiller qui connaissait bien les rouages de l’Ordre. Je lui faisais confiance », témoigne à la barre Joël Belloc, président du CDOM de l’époque.
En octobre 2008, l’inscription du chirurgien est alors soumise au vote de l’assemblée plénière, qui finit par valider son inscription après débat. « Je suppose que le Dr Joël Le Scouarnec a convaincu l’Ordre de son niveau de moralité (…). Il était supposé ne pas avoir fait de nouveaux délits donc je pouvais penser qu’il s’était refait une conduite », précise l’ancien gynécologue, qui reconnaît aujourd’hui qu’« une interdiction de contact avec les enfants », a minima, aurait dû être envisagée. En parallèle, aucun contact avec l’administration ou le personnel médical du centre hospitalier de Jonzac – également au courant – n’est pris, une fois de plus.
Excuses ordinales
Une fois l’inscription validée au niveau départemental, le dossier du chirurgien est transmis au Conseil national de l’Ordre des médecins. « Il ne nous a pas été opposé de refus », note Joël Belloc, qui estime que le Cnom porte également une part de responsabilité pour ne pas être intervenu à ce stade. Interrogé par Me Negar Haeri, avocate de l’Ordre national sur la constitution de partie civile du Cnom dans cette affaire, le Dr Belloc juge l’attitude de l’organisme « inadéquate ». Avant d’ajouter, visiblement agacé par les relances : « Le Conseil national aurait pu porter plainte ou engager une procédure. Il a le pouvoir de s’opposer à une inscription, et il ne s’en prive pas. »
Renvoyant la balle, Me Haeri a souligné les récents progrès du Cnom : « Pour garantir transparence et accès à la procédure, l’institution a présenté ses excuses, notamment en fournissant le courrier de 2008 [dans lequel l’institution alerte le Cdom de Charente-Maritime de la situation pénale du chirurgien, NDLR]. De votre côté, quelles excuses avez-vous formulées pour les victimes ? Aucun communiqué en trois mois, c’est regrettable (…). Aujourd’hui, le Cnom se remet en question, ce qui est un premier pas. »
Tous présents, mais aucun responsable. Voilà l’image qui restera de ce long procès qui s’achève sur une note profondément amère pour les victimes qui souhaitent, pour se reconstruire, des réponses et des actes concrets de la part des autorités.
Victimes « oubliées » : des enquêtes complémentaires en cours
Dans les derniers jours du procès, l’avocat général, Stéphane Kellenberger, a rappelé qu’« une autre procédure » pourrait voir le jour, a rapporté l’AFP. Faute de temps et face à l’ampleur des faits, toutes les victimes n’ont pu être identifiées dans les délais impartis et intégrées au procès. Mais « elles ne sont pas oubliées » et « des enquêtes complémentaires sont en cours et pourront donner lieu à un procès », a-t-il assuré. Une enquête est également en cours contre X pour non-empêchement de crime, visant les autorités sanitaires, établissements hospitaliers et instances ordinales restées passives après la condamnation de l’ancien chirurgien pour détention d’images pédopornographiques en 2005. « Devait-il être seul dans le box ? », a interrogé le magistrat, dénonçant un système où chacun « se renvoie la balle jusqu’à ce qu’elle percute des innocents ».
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