LE QUOTIDIEN : Comment expliquez-vous que Joël Le Scouarnec ait pu exercer et abuser autant de victimes pendant près de trois décennies sans être inquiété ?
DR EMMANUELLE PIET : Parce que toute sa stratégie repose sur le fait de trouver de la « chair fraîche » tout en veillant à ne pas se faire prendre. Et puis, soyons honnêtes : ses collègues s’en fichaient. Même lorsqu’ils ont été alertés, la plupart n’ont rien fait.
Peut-on parler d’une forme d’omerta dans le monde médical ?
Complètement. Nous n’avons pas accompagné les victimes de ce procès spécifiquement, car il y avait déjà un groupe d’accompagnement, et comme nous ne pouvons pas être partout, nous nous concentrons sur les personnes isolées. Mais l’association a été présente à d’autres procès, comme celui de Gilbert Tordjman, un psychiatre célèbre, hypnotiseur, sexologue, qui a violé des femmes pendant 60 ans de carrière. André Hazout, même chose. Dans tous ces cas, des plaintes avaient été déposées au Conseil de l’Ordre.
Pour Hazout, la plainte a même abouti à un blâme… contre le collègue qui avait signalé les faits. Cela montre bien qu’il y a eu une longue tradition du Conseil de l’Ordre à protéger les agresseurs, du moment qu’ils sont médecins. Et ce n’est pas tout : dans le cas Le Scouarnec, sa nomination comme chirurgien hospitalier à temps plein avait été validée par le ministère lui-même. Donc ce n’est pas uniquement le Conseil de l’Ordre, c’est l’ensemble du système : HAS, ministère, direction hospitalière… Tous ont contribué à faire comme si ce n’était rien. C’est tout un système qui protège les agresseurs.
Pensez-vous que le prestige de la blouse blanche joue un rôle dans cette impunité ?
Oui, mais ce n’est pas propre au monde médical. C’est le cas pour tous les violeurs. Car dans toutes les professions : on a du mal à croire que « le collègue » puisse faire ça. Regardez dans l’Éducation nationale, avec Bétharram par exemple. Ce corporatisme protège. Mais ce qui est spécifique au médical, c’est l’accès facilité au corps. Et l’hôpital est un lieu extraordinairement accessible : les couloirs sont souvent vides, personne ne contrôle qui fait quoi. Vous pouvez y entrer avec une blouse blanche… ou même sans. J’ai été mère de malade, je peux vous le dire : on peut circuler librement, sans que personne ne pose de questions. Alors, passer à 15 heures dans une chambre en prétendant avoir oublié un stylo, ou vouloir vérifier l’état d’une patiente, c’est facile.
Recevez-vous, au sein de votre collectif beaucoup de témoignages de victimes dont les agresseurs sont des médecins ?
Oui, les soignants représentent une proportion non négligeable et surtout les médecins. Ce qui joue en leur faveur, c’est l’ambiguïté. Les victimes se demandent si ce qu’elles ont subi était un examen médical ou un viol. C’est sur cette confusion que les agresseurs jouent. Elles se laissent examiner parce que c’est « le docteur », et puis soudain, tout bascule. Parfois, il y a un véritable état de sidération. La première question que les victimes nous posent, c’est : « Est-ce que vous pensez que c’était un examen normal ? » Ensuite, elles racontent des choses invraisemblables : des touchers vaginaux sans gants, des comportements complètement déplacés. Et là, on comprend que non, ce n’était pas normal.
Lorsqu’un médecin commet ce type de violences, ce n’est jamais isolé. C’est une stratégie, une répétition.
Que leur conseillez-vous dans ces cas-là ?
Nous lançons des appels à témoins. Trois témoignages, ce n’est pas pareil qu’un seul. On adresse aussi des courriers au Conseil de l’Ordre et à la plateforme numérique d’accompagnement des victimes (Pnav) pour signaler les faits. En 2024, nous avons déjà lancé cinq ou six appels à témoins concernant des médecins. On sait que lorsqu’un médecin commet ce type de violences, ce n’est jamais isolé. C’est une stratégie, une répétition.
Avez-vous constaté un frémissement dans la libération de la parole ou dans la réponse des institutions ?
Un petit sursaut, peut-être. Le mois dernier, l’Ordre a commencé à inciter à faire des signalements. Mais j’ignore ce qu’ils feront concrètement. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas au Conseil de l’Ordre de faire justice. Ces affaires doivent relever de la justice publique, comme pour tout citoyen. Mais le problème dépasse le monde médical. C’est une question de politique publique. Il faut une vraie révolution culturelle : à l’école, dans les internats, dans les services hospitaliers… Et surtout, il faut écouter les enfants. Ils parlent, mais personne ne les écoute. On les soupçonne d’être manipulés par leurs mères, on dit qu’ils mentent. Le système défend les agresseurs, qui passent pour des professionnels charmants, tandis que les victimes sont discréditées. Il faut que ça cesse.
Quelles sont les actions de votre association ?
Nous faisons des séances de prévention dans les écoles. Cela permet de repérer des situations, de déclencher des signalements, et surtout d’ouvrir le dialogue avec les enfants. Pendant 30 ans, j’ai animé la campagne de prévention des agressions sexuelles en Seine-Saint-Denis. Nous avons rencontré plus de 100 000 enfants. En général, il y avait un signalement par classe. C’est un travail de fond, essentiel. Nous animons également deux permanences téléphoniques. L’une s’appelle « Viols femmes informations » joignable au 0800 05 95 95 et l’autre s’appelle « Violences sexuelles dans l’enfance » joignable au 0805 802 804.
L’Ordre des médecins présente ses « regrets »
Le Conseil national de l'Ordre des médecins (CNOM) a dit mercredi « regretter » les « dysfonctionnements » ayant permis au chirurgien Joël Le Scouarnec de poursuivre sa carrière pendant plus d'une décennie après une première condamnation en 2005 pour détention d'images pédopornographiques, sans interdiction d'exercer. L’année suivante, sa titularisation comme chef du service de chirurgie à Quimperlé (Finistère) avait été validée par le conseil départemental de l'Ordre des médecins de ce département breton. L'accusé avait ensuite exercé à partir de 2008 à l'hôpital de Jonzac (Charente-Maritime) dont la directrice avait été informée – par le chirurgien lui-même – de sa condamnation. Le CDOM de Charente-Maritime avait également validé la prise de poste du praticien. Au deuxième jour des plaidoiries au procès de Joël Le Scouarnec devant la cour criminelle du Morbihan à Vannes, Me Negar Haeri, avocate du Cnom, a indiqué que l'institution « présentait ses regrets ». « Comment faire pour réparer le mal ? (...) Admettre des regrets, le Cnom ne pouvait pas faire moins », a-t-elle déclaré. « Joël Le Scouarnec a entaché l'une des plus belles professions qui existent », a-t-elle estimé, déplorant qu'à cause de l'accusé, « la figure du médecin ne suscite plus confiance ». (Avec AFP)
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