Course à la rentabilité, dépersonnalisation des tâches, mise en concurrence des salariés… La vague de suicides chez France Télécom a permis de briser un tabou. Médecins du travail et psychiatres décrivent l’engrenage du stress aux syndromes anxio-dépressifs. Face à cette épidémie des sociétés post industrielles, une nouvelle approche clinique, encore balbutiante, s’est développée pour accompagner ces salariés fragilisés. Reste le plus dur : instaurer une véritable prévention primaire.
Management par le stress, management par la peur ? Vingt-quatre agents de France Telecom se sont suicidés depuis février 2008, sur leur lieu de travail ou en laissant une lettre mettant directement en cause l’entreprise. Les réactions se multiplient. Ainsi le Medef souhaite ouvrir des discussions avec l'ensemble des partenaires sociaux sur la transposition en France de l'accord européen sur le harcèlement et la violence au travail. Pour sortir de la crise, l’actuel p-dg de France Télécom, Didier Lombard a promis de mettre fin "au niveau national au principe de mobilité des cadres systématique tous les trois ans". Et le ministre du Travail Xavier Darcos donne quatre mois aux 2 500 entreprises de plus de 1000 salariés pour engager des négociations sur le stress aux travail.
S’agit-il d’une véritable épidémie ? « Oui, il y un aspect de contagion comme en matière de syndromes dépressifs. La morosité devient ambiante et se transmet d’agent en agent », constate le Dr François Crespo, médecin légiste, médecin du travail et psychiatre, qui a créé sa propre société de consultant et intervient en entreprise. Cependant, cette vague de suicides ne surprend guère. « Depuis le début des année 90, nous avons commencé à percevoir le lien entre suicide et conditions de travail. Auparavant, il était inimaginable de penser que le travail pouvait amener au suicide », souligne le Dr. Dominique Huez, médecin du travail à la centrale nucléaire de Chinon qui a connu dans sa carrière « quinze suicides dont 25 % clairement en lien avec les situations au travail ». Selon des extrapolations menées à partir d’une étude réalisée en Basse-Normandie jusqu’en 2003, 500 suicides annuels seraient directement liés à la souffrance au travail.
7 fois sur 10une souffrance qui motive la consultation
« Ce genre d’évènements était auparavant passé sous silence. Le sujet était tabou, car il fallait protéger l’image de la structure, de l’entreprise. Désormais l’individu et le salarié sont plus au centre des préoccupations. Les managers ont ou doivent prendre en compte l’évolution des mentalités. C’est un véritable tremblement de terre social car les managers sont de plus en plus sous pression, avec en ligne de mire des objectifs, et les salariés de plus en plus en difficulté avec des attentes en hausse », observe François Crespo.
Alors qu’un sondage de 2006 montrait que les salariés font en majorité confiance à leur manager direct, « ceux-ci ne remplissent plus leur rôle de soutien auprès de salariés et sont dans l’incapacité de leur donner confiance », ajoute-t-il. Conséquence : les services de la santé au travail, sont de plus en plus sollicités. Selon des chiffres de 2006, les motifs de consultation auprès du médecin du travail concernent pour 40 %, des conflits au travail, pour 30 % des problèmes de management et pour 30 % des problèmes psychologiques individuels. 7 fois sur 10, ces recours sont donc liés à une souffrance au travail. Cependant, « les médecins du travail sont mal formés aux risques psycho-sociaux. Leur rôle consistait essentiellement à gérer les questions d’aptitude au travail. Ils sont donc désemparés et manquent d’outils concrets. Ils sont soumis aux pressions des dirigeants qui subissent eux-aussi la crise économique au sein de leurs entreprises et veulent surtout éviter de tomber dans la psychose, et à celles des salariés, de plus en plus fragilisés », souligne François Crespo. Au-delà de la question de la formation, le nombre de médecins du travail est au cœur du débat. « Nous devons être présents sur tous les fronts, l’ergonomie, l’hygiène industrielle, la psychologie organisationnelle,… Il faudrait faire appel à plusieurs spécialistes, des ergonomes, des psychologues, des conseillers en organisation. Alors nous pourrons exercer notre métier », s’insurge le Dr Christian Torres, médecin du travail qui a démissionné de France Télécom après vingt ans.
Tous les indicateurs dans le rouge
« Les chiffres sur quinze ans montrent une augmentation des dépressions dont une partie conduit au décès avec des fluctuations selon les modes de management et l’organisation du travail », remarque Dominique Huez. Tous les indicateurs de stress sont en hausse. L’enquête Sumer, menée en 2003, montre ainsi que 60 % des salariés déclarent devoir interrompre des tâches, 50 % estiment travailler dans l’urgence et 42 % du personnel en contact avec le public affirme travailler sous tension.
Selon Dominique Huez, les psychopathologies au travail répondent à trois mécanismes : « l’intensification des rythmes de travail et la surcharge, avec, parfois, en corollaire, des réorganisations, entraîne un mécanisme délétère de peur de ne pas être à la hauteur chez certains salariés. Deuxième cause identifiée : la mise en concurrence des salariés au travers de processus managériaux individualisants qui isolent le salarié, tout en pénalisant le travail, alors que la collaboration et la délibération permettent au salarié d’avancer dans un processus de construction identitaire au travail », estime ce médecin du travail.
Troisième mécanisme, et le plus grave, selon Dominique Huez : « certains salariés se retrouvent dans une situation où les questions de la finalité du travail disparaissent. Ils doivent exercer leur métier selon des pratiques qu’ils réprouvent, notamment en terme de qualité, et en viennent à penser qu’ils ont eux-mêmes failli ».
A coté de cette perte du sens du travail on trouve d’autres dimensions pathogènes du travail qui ont été modélisés sous le terme de déséquilibre de Karasek : « Le salarié est soumis à des objectifs de résultats mais sans marges de manœuvre pour faire le travail », explique Dominique Chouanière, chercheur à l’Institut de santé au travail de Lausanne et ancienne responsable du projet « Stress au travail » lancé par l’INRS. Cette double contrainte peut alors générer un stress chronique. Autre déséquilibre pathogène : celui entre l’effort – l’investissement du salarié- et la récompense, sous forme de promotion, d’augmentation de salaire,… Selon l’étude Samotrace, menée entre janvier 2006 et mars 2008 « les personnes mentionnant ce déséquilibre, sont 2,4 fois plus sujets au mal-être pour les hommes et 3,1 fois pour les femmes », souligne Christine Cohidon, responsable de ce projet à l’Institut de veille sanitaire et sociale.
Les salariés font le grand écart
Les exemples abondent comme celui du téléopérateur qui doit répondre à un certain nombre d’appels par heure, quitte à être dans l’incapacité de satisfaire tous les clients. « Dans certains cas, le salarié doit vendre un produit, alors qu’il sait qu’il n’est pas performant ou que le client est dans une situation financière telle qu’il ne pourra pas rembourser », précise Dominique Chouanière. Ce qui fragilise alors le salarié, « c’est l’impression de ne pas pouvoir faire correctement son travail, de ne pas être en conformité avec les règles du métier, avec les repères construits collectivement », précise Christian Torres. Cela se traduit alors par un isolement, une mésestime de soi-même et un comportement de repli.
Ce dernier expose un cas précis : « des vendeurs confirmés dans une boutique de téléphonie ont du se plier à une standardisation de la relation avec le client en prononçant une phrase identique : « Bonjour, que puis-je faire pour vous ». Or l’utilisation systématique de cette phrase peut exacerber l’agressivité d’un client mécontent. En adaptant son discours à la situation, un vendeur pourrait au contraire désamorcer un éventuel conflit et éviter une trop grande exposition à la violence ».
« C’est terrible de recevoir des personnes dans cette situation qui traduisent leur souffrance au travail en se considérant comme trop vieux, pas assez formés, inadaptés. « Je n’y arrive plus », est la phrase la plus courante », constate Christian Torres. Les personnes les plus vulnérables ne sont en fait pas des brebis galeuses de la société du travail, des inaptes au changement, mais des salariés investis dans leur travail qui se retrouvent à devoir faire le grand écart, pris en tenaille entre un discours de rentabilité et une exigence de qualité, remarquent ainsi les médecins du travail. Selon Dominique Chouanière « ces facteurs multiples aboutissent à des mélanges toxiques. Il n’y a pas un cas de figure, mais des situations propres à chaque entreprise. A concurrence égale, le stress est plus ou moins présent ». Selon l’étude Samotrace, les secteurs où la prévalence du mal-être est la plus élevée sont les activités financières, l’administration publique et les secteurs de production et de distribution du gaz, de l’eau et de l’électricité.
Même si les causes sont désormais de mieux en mieux identifiées, la première difficulté consiste à identifier les risques, note François Crespo « alors que le salarié est de plus en plus isolé. Les collègues remarquent d’autant plus difficilement les signes avant-coureurs que la crise suicidaire mûrit souvent lentement. Le salarié garde son secret ».
Reconquérir le pouvoir d’agir
Il existe certes la méthode sparadrap. « De nombreuses entreprises ont fait appel à des cabinets de consultants qui se contentent d’installer un numéro vert, une cellule d’écoute. Les managers commencent à se méfier de cette fausse médicalisation individuelle», affirme Dominique Huez.
Pour de nombreux médecins du travail, qui s'appuient sur la physiologie et la psychologie de l’action, la clinique médicale du travail développée notamment par le Dr. Philippe Davezies est privilégiée. « L’homme n’est pas un rouage, il ne réagit pas seulement aux contraintes extérieures, il est sans cesse actif, dans l'anticipation. Il souffre quand cette activité est contrariée. S’il peut agir sur la situation, cela a un effet protecteur pour sa santé. La latitude décisionnelle, l’autonomie dont il dispose jouent un rôle majeur dans la prévention des effets du stress. Dans cette perspective, la prise en charge consiste à aider les personnes qui pâtissent de leur travail à comprendre les causes de leur souffrance et ainsi à reconquérir leur pouvoir d'agir», explique Christian Torres.
Se pose alors le problème de la démarche collective. « Pour permettre au salarié de reprendre en main sa destinée au travail, il faut aussi réhabiliter le « travailler ensemble » pour éviter l’isolement, refluidifier les collaborations au sein du travail, ce qui nécessite de s’interroger sur des pans de l’organisation du travail, même si notre rôle n’est pas de prescrire une organisation alternative », souligne Dominique Huez.
Une fois sorti de son cabinet, le médecin du travail a également un rôle d’alerte auprès du dirigeant ou de différentes instances de l’entreprise. « Nous devons faire de la veille au quotidien mais également, en cas de dangers graves et imminents, effectuer des alertes collectives, inscrire le problème au sein d’un débat dans l’entreprise. De nombreux médecins du travail ont souvent peur d’agir à ce stade, et ils sont trop souvent peu écoutés » ajoute-t-il.
Selon François Crespo, une des solutions consiste à mieux former les managers. « Ils doivent tout d’abord apprendre à s’affirmer, à manager de manière positive, à formuler des critiques sans blesser leurs salariés, à indiquer des objectifs réalisables ». Autre étape : sensibiliser les salariés au « secourisme relationnel ». « Les salariés, s’ils sont attentifs et formés, peuvent distinguer chez leurs collègues les signes avant-coureurs d’un syndrome dépressif. Mais, de telles pratiques nécessitent un fort soutien de l’entreprise et une implication de la hiérarchie », ajoute-t-il.
« Nous avons pourtant en France des outils et des moyens qui pourraient être efficaces, précise Dominique Chouanière. Nous avons une législation et un code du travail, des CHSCT dans les entreprises de plus de cinquante salariés et surtout une structure importante de médecine du travail. Ces médecins ont un droit d’alerte sur les situations préoccupantes, ils établissent un rapport détaillé de leur activité tous les deux ans qui peut permettre de mobiliser le chef d’entreprise. Quant à ce dernier, il doit établir un plan d’évaluation des risques, le « document unique ». Il peut alors s’appuyer sur les médecins du travail, des réseaux existants au sein des CRAM, des IPRP (intervenants en prévention des risques professionnels,…»
Instaurer une prévention primaire
Pourtant le système dérape. En cause : la bonne ou plutôt mauvaise volonté des dirigeants qui « préfèrent parfois casser le thermomètre que résoudre les problèmes », ajoute Dominique Chouanière. En outre, les idées reçues sont parfois bien ancrées. « Encore récemment, des cabinets de consultants expliquaient que le stress peut être créatif ! », s’exclame Jean-Claude Delgenes, directeur général de Technologia, un cabinet d’expertise des conditions de travail qui est déjà intervenu lors de crises suicidaires, chez Renault, Total ou EDF et vient d’être appelé à la rescousse par France télécom.
En cause également : certaines méthodes comportementalistes qui font de la gestion individuelle avec des petites formations pour mieux résister au stress. « En apportant une réponse individualisée et médicalisée, ces faux spécialistes ont empêché l’évolution des mentalités et renforcé l’idée que la fragilité personnelle de l’individu est le seul facteur. Cette approche est incapable d’apporter un changement au niveau de l’organisation. Si la prévention tertiaire, de prise en charge dans l’urgence, et la prévention secondaire qui consiste à traiter le mal mais non ses racines, sont utiles, il faut passer à la prévention primaire et réfléchir sur l’organisation du travail », affirme Jean-Claude Delgenes, ingénieur en organisation.
Objectif : donner la parole aux salariés, analyser puis proposer des solutions. « Il faut analyser les techniques managériales, le processus d’anticipation des charges de travail, la répartition du travail, la mauvaise gestion des carrières qui aboutit à des situations d’échec car certains sont orientés dans des métiers qu’ils ne connaissent pas. Ainsi, j’ai eu à traiter un cas de suicide : une ingénieur-chimiste promue dans un cabinet d’études pour des appels d’offres. Cette personne, qualifiée et reconnue dans son ancien poste s’est retrouvée en situation d’échec et est devenue le mouton noir de sa nouvelle équipe », raconte-t-il. Ensuite vient le temps de l’action. Au Technocentre de Renault Guyancourt, 48 mesures ont été préconisées, dont l’instauration d’une « journée partage et progrès » pour rétablir le dialogue entre les salariés et la hiérarchie, la modification de l’organisation matricielle, l’arrêt du système de partage d’un même bureau pour les salariés qui sont souvent en déplacement,… ».