LEQUOTIDIEN - Vous avez signé des bulletins de santé mensongers. Assumez-vous aujourd’hui d’avoir commis une faute ?
Dr CLAUDE GUBLER : Je me suis laissé avoir à partir de l’été 1981, lorsque le cancer avec métastases de François Mitterrand, à peine élu président, a été diagnostiqué. D’une part, nous aurions dû informer le conseil national de l’Ordre des médecins, mais la suppression de l’Ordre faisait partie des 101 propositions du candidat Mitterrand. D’autre part, Mitterrand, après la mort de Georges Pompidou, s’était engagé sur le principe de la publication d’un bulletin de santé semestriel. Dans ces conditions, que faire ? J’ai dit au président : « On ne publie pas de bulletin ». Il m’a répondu : « Je vous lie à cette publication ». Je l’ai suivi en considérant alors qu’il ne restait pas beaucoup de temps, que le malade approchait de la fin de vie.
Il a cependant tenu 15 ans.
C’est un cas exceptionnel, en lien avec un suivi médical exceptionnel : le patient était suivi 24 heures sur 24, sept jours sur sept, par un médecin qui appliquait la thérapeutique avec une précision millimétrée et dans une totale abnégation.
Quelles relations avez-vous entretenues durant tout ce temps avec votre malade ?
François Mitterrand entourait ses affects d’une extrême pudeur. Cela ne l’a pas empêché de me manifester plusieurs fois son amitié. Mais ses sentiments à mon égard étaient ambivalents : d’une part, de me voir en permanence à ses côtés, cela le rassurait et il en était heureux. Mais d’autre part, mon omniprésence lui figurait la menace de mort que, d’une certaine façon, en la combattant, j’incarnais. Toutes ces années ont été pour moi horriblement dures à vivre, avec une pareille responsabilité. Je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi d’endurer ce que j’ai vécu auprès de François Mitterrand.
Quelles leçons tirez-vous de votre expérience ?
Il faut supprimer la publication des bulletins de santé, qu’ils soient semestriels ou annuels. C’est une idiotie qui dans l’histoire n’a jamais garanti une réelle transparence.
Mais la transparence n’est-elle pas de rigueur dans un monde où les exigences de la communication sont partout ? Et les citoyens n’ont-ils pas le droit d’être informés sur la santé de ceux qui les gouvernent ?
Pour y veiller dans les meilleures conditions possibles, il conviendrait, en cas de maladie grave, que les praticiens consultés transmettent le dossier médical au Conseil national de l’Ordre, à charge pour celui-ci de démentir, le cas échéant, des rumeurs infondées qui pourraient circuler et, en cas de nécessité, de proposer au président de transmettre les éléments utiles au Conseil constitutionnel.
Et si le président n’est pas d’accord pour que le Conseil constitutionnel soit saisi ?
Ce serait à l’Ordre qu’il appartiendrait d’apprécier s’il doit passer outre. Sa décision serait alors lourde de conséquence. Dans le cas d’une démence frontale, d’une démence sénile, d’un Alzheimer ou d’un Parkinson grave, les répercussions sur les capacités intellectuelles ne font pas débat. Mais le mental peut aussi être affecté avec des cancers ou des pathologies graves. Cette évaluation ô combien délicate de données de santé qui peuvent entraîner l’empêchement doit revenir au conseil de l’Ordre. À lui de déterminer le moment où les données de santé, dans le cas du président de la République, doivent cesser d’être considérées comme intimes et privées, par conséquent couvertes par le secret médical et où l’aptitude à gouverner ne relève plus du secret médical mais concerne la vie de tout un peuple, pour reprendre les termes de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme, en 2004, lorsqu’elle a ordonné la levée de l’interdiction de mon livre et condamné la France à ce sujet.
* Médecin réanimateur, le Dr Gubler a révélé dans son livre « Le grand secret », publié chez Plon 8 jours après la mort de François Mitterrand, en janvier 1996, qu’un cancer de la prostate avec métastases osseuses avait été diagnostiqué dès 1981 et que les bulletins de santé qu’il avait publiés étaient mensongers. Le livre a été interdit à la vente et son auteur a fait l’objet d’une radiation de l’Ordre des médecins en 1997. La Cour européenne des droits de l’homme lui a donné gain de cause en 2004 et elle a condamné la France.
Article précédent
Pompidou et le secret de Waldenström
La Constitution sur la sellette
Pompidou et le secret de Waldenström
Dr Claude Gubler* : « L'Ordre devrait déterminer le moment où les données de santé du président doivent cesser d’être considérées comme intimes et privées »