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Dossier

Diversité et fragilité de la recherche en santé du travail

Une filière universitaire stimulante, mais méconnue

Publié le 02/03/2020
Une filière universitaire stimulante, mais méconnue


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La recherche en médecine du travail attire peu de nouveaux chercheurs alors qu’elle touche une grande variété de sujets. Plusieurs professeurs des universités expriment la passion intellectuelle qu’ils portent à leur spécialité en manque d’attractivité.

Aucune nomination en 2020. En médecine du travail, ni nouveau professeur des universités praticien hospitalier (PU-PH), ni maître de conférences des universités praticien hospitalier (MCU-PH) n’a été nommé cette année. Le Pr Jean-Dominique Dewitte, président de la section dédiée à la santé au travail du Conseil national des universités, déplore ce manque. « Nous sommes de moins en moins nombreux. Le remplacement des départs en retraite se complique de par les volontés locales d’économies budgétaires des CHU et de par les difficultés à motiver les jeunes médecins », résume le PU-PH du CHU de Brest, aussi président de la Société Française de la Médecine du Travail. Les deux derniers départs en retraite de PU-PH en médecine du travail n’ont pas été pour le moment remplacés.

Le remplacement difficile d’une génération

Pour se diriger vers une carrière universitaire, les étudiants en médecine du travail doivent compléter leur cursus par un master et une thèse de science. Après leur internat, le parcours classique consiste à effectuer un clinicat, devenir praticien hospitalier puis maître de conférences et enfin professeur des universités. « Nous sommes en France cinquante PU-PH, travaillant avec une dizaine de chefs de clinique et une centaine d’internes », reporte le Pr J-D Dewitte. Les aspirants chercheurs peuvent se diriger vers des secteurs variés, les spécialisations les plus connues étant l’épidémiologie, la toxicologie, l’ergonomie ou le droit. Les universitaires divisent leur temps en trois activités : la recherche, l’enseignement et la pratique médicale au sein de l’hôpital public.

En plus d’une méconnaissance générale de la médecine du travail, la filière universitaire est délaissée à cause des revenus qu’elle propose, inférieurs au privé. « Un chef de clinique peut gagner environ 2 500 euros par mois, soit deux à trois fois moins qu’un médecin du travail exerçant dans le privé », ajoute le Pr Dewitte.

Malgré ces considérations financières et l’isolement que certains professeurs universitaires peuvent ressentir, tous s’accordent pour attribuer à la médecine du travail une diversité unique et stimulante. Le Pr. Marie-Pascale Lehucher-Michel, seule PU-PH de la région PACA, le souligne : « La santé du travail offre le privilège d’entrer sur des lieux de travail très différents, dans le quotidien secret de la société. Grâce à son caractère préventif, nous pouvons prévenir la désinsertion sociale d’une personne en situation de handicap, par exemple. » Et les missions sont aussi variées que les sujets. Le Pr Lehucher-Michel jongle notamment entre la direction d’un service de 40 personnes, des demandes d’expertise et l’animation d'un réseau de recherche. Avec ce dernier, elle travaille sur les motifs d’inaptitude médicale, les maladies chroniques ou encore le maintien au travail des personnes atteintes du syndrome d’Asperger.

Une pluridisciplinarité moderne

Cette polyvalence est aussi appréciée par le Pr Yves Roquelaire, PU-PH au CHU d’Angers et directeur d’équipe à l’Institut de Recherche en Santé et Environnement de Travail (IRSET) : « Notre domaine scientifique est transversal et demande une approche globale, recoupant la sociologie, la psychologie, l’économie… Cette complexité et cette variété en fait tout l’intérêt. » La recherche exige aussi de ces scientifiques une rigueur organisationnelle. Selon le Pr Roquelaire : « Pour diriger une équipe, il faut des compétences managériales et stratégiques. En plus de faire beaucoup de tâches en même temps, nous devons savoir où aller et bien comprendre les enjeux humains et sociaux que représentent nos recherches. »

Les défis de la médecine du travail évoluent en même temps que le travail. Cela en fait, pour le Pr Roquelaire, une matière très moderne : « Les nouvelles modalités de l’organisation du travail offrent des champs d’innovation très vastes. Du fait de nos liens avec les partenaires sociaux, notre spécialité a aussi une dimension plus politique. » La définition de tableaux de maladies professionnelles, par exemple, concrétise les recherches en médecine du travail et porte un impact direct sur la santé des travailleurs.

Des opportunités uniques

Cette portée d’action et le sentiment d’avancée que la recherche procure sont moteurs pour ces chercheurs. Professeur émérite depuis deux ans, le Pr Paul Frimat a, à plusieurs reprises, rendu des rapports pour différents gouvernements en matière de santé au travail. Il participe aussi au Conseil d’orientation sur les conditions de travail (COCT). « La médecine du travail est une médecine collective, les individus étant liés par l’entreprise. Nous travaillons au service de la société, analysant les interrelations entre travail et santé », réfléchit-il, regrettant que l’on n’entende pas davantage de médecins du travail au sein des débats sur la réforme des retraites.

« La recherche offre une indépendance d’esprit. Nous sommes libres dans nos têtes, même si on gagne moins », ajoute le Pr. Frimat. Sa consœur, le Pr Anne Maitre du CHU de Grenoble, partage son avis. Cette dernière souligne aussi la motivation qu’apporte l’enseignement : « J’ai choisi la recherche car j’aimais beaucoup apprendre mais aussi faire comprendre. Transmettre ses connaissances est une vraie chance.

À ses élèves attirés par la recherche, le Pr Jean-François Gehanno du CHU de Rouen conseille de se positionner au plus tôt afin de suivre un master en parallèle de leur internat ou de profiter d’une année de mobilité dans un laboratoire étranger : « Le mieux est d’identifier les internes intéressés pour les préparer et si besoin, négocier des années supplémentaires. »

Gaëlle Caradec