« On n’avait pas le choix », c’est une phrase prononcée à plusieurs reprises par le président du Conseil scientifique pour justifier le confinement. Le livre tend à démontrer que ce n’était peut-être pas une fatalité...
Il y a tellement de forces en présence actuellement pour imposer LE récit historique légitime de la gestion de la crise ! Certains risquent leur réputation institutionnelle, académique, professionnelle, voire courent des risques judiciaires. Les enjeux d’imposition de « la vérité » sont colossaux. Notre démarche, scientifique et non normative, a consisté à décortiquer ce qui nous a paru être les contraintes essentielles qui ont pesé sur la situation dans laquelle les décisions de mi-mars (12-17) ont été prises et à formuler des étonnements. Pour être bien clair : une telle démarche assume donc que, pris dans les mêmes contraintes, nous aurions sans doute pris les mêmes décisions. Mais une telle démarche permet aussi, contrairement aux récits officiels, de tirer de vraies leçons de la crise pour limiter les risques que pareille situation – et décision – se reproduise à l’avenir.
Certaines de ces contraintes relèvent bien sûr de la dynamique de diffusion de virus. D’autres résultent de processus historiques sur lesquels les acteurs de la décision n’ont guère eu de prise (comme la pénurie de masques et de tests). Mais d’autres facteurs sont plus contingents, en ce que certaines des contraintes qui ont structuré la situation de décision ont relevé de choix des décideurs, comme le fait que la décision n’appartienne qu’à un nombre limité d’acteurs (le président de la République, le Premier ministre, le ministre de la Santé et le Conseil scientifique) et la composition du Conseil scientifique, finalement très hospitalo-centrée. Il aurait peut-être pu en être autrement. On peut comprendre pourquoi des acteurs à un temps T eu égard à l’isolement dans lequel le président de la République, le Premier ministre, le ministre de la Santé, le Conseil scientifique se sont enfermés, et à la pression normative exercée par les solutions choisies dans d’autres pays, ont opté pour ces options. Mais si d’autres institutions et agences avaient été associées aux processus décisionnels de la mi-mars, si le Conseil scientifique eût connu une autre composition, plus variée (avec des spécialistes de l’économie, de l’emploi, de la pauvreté, des psychiatres, des spécialistes de l’action territoriale par exemple), on peut poser l’hypothèse que les choix eussent été différents, et notamment qu’un confinement plus sélectif d’un point de vue géographique eût eu plus de chance d’être une solution crédible.
Il y a une petite musique dans le livre qui suggère d’autres pistes que le confinement.
Au moment de la prise de décision, l’examen de solutions alternatives n’était déjà plus possible. Des voix fortes du Conseil scientifique étaient en prise directe avec ce qui se déroulait dans certains hôpitaux notamment parisiens, à savoir un nombre important de patients intubés. On sera plus tard beaucoup plus prudent sur le recours à cette pratique. Nous posons l’hypothèse que l’autonomie politique a été fortement disputée par une situation de forte asymétrie d’expertise. Encore une fois, si on avait nommé au sein du Conseil scientifique un économiste spécialiste des politiques de l’emploi, l’attention aurait pu être guidée vers d’autres options. La situation économique, on le sait pourtant, est un fort déterminant des états de santé de la population. Cette crise a été cadrée dans l’espace public davantage en termes de capacités hospitalières disponibles que par les exigences de santé publique.
Le Conseil scientifique, expliquez-vous, prend au fil du temps davantage d’indépendance par rapport au politique.
C’est une observation classique. A l’instant où l’interdépendance diminue, cela libère forcément la capacité de parole. C’est une inversion de la lecture politique que l’on souhaite nous donner, à savoir que le Conseil scientifique émet des avis indépendants et le politique décide. En fait, le Conseil scientifique paraît parfois s’être retenu d’émettre certains avis au cœur de la crise. Puis, à partir du moment où la cellule interministérielle de crise a été activée, et d’autres acteurs et institutions sont intervenus, le Conseil scientifique a de facto occupé une place moins centrale dans les processus de décision. Ce qui a certainement contribué à libérer la parole. Pourquoi les membres du Conseil ont-ils été si explicites dans la critique de la réouverture des écoles décidée par le Président en contradiction avec leur recommandation, alors qu’ils ont été, disons, moins vocaux sur le maintien du premier tour des élections municipales ? Qu’est-ce que cela nous révèle ? C’est entre le 12 et le 17 mars que le niveau d’indépendance du Conseil eût été le plus utile. L’analyse des relations de pouvoir entre le Conseil scientifique et l’exécutif donne les clefs possibles de compréhension des évènements historiques.
Comment expliquer l’activation du plan blanc et non pas celui de pandémie grippale ?
On peut penser qu’il existe une défiance exprimée au plus haut sommet de l’Etat pour la gestion exercée par les administrations centrales en situation de crise, et notamment la sécurité civile. Notamment suite à la gestion de la tempête Irma qui a été jugée calamiteuse par le président de la République et le Premier ministre. Selon notre hypothèse, le gouvernement a souhaité conserver des marges de manœuvre et une capacité de décision autonome.
A la différence du plan blanc, le plan de pandémie grippale suppose l’activation de la cellule interministérielle de crise (CIC), qui fait « monter dans le train » de la décision toutes sortes d’autres acteurs et institutions, qui peuvent être perçus comme des facteurs de limitation du champ des possibles pour le gouvernement en termes de décision. En effet, le plan de pandémie grippale enclenche des procédures, l’enrôlement d’acteurs et donc impose la concertation et la nécessité de négocier avec des acteurs que l’on souhaite tenir à l’écart. Or, certains acteurs peuvent vous résister.
Notre ouvrage pose des questions. Il se nourrit de la littérature sur l’analyse des décisions dans des situations de crise à certains égards comparables pour formuler des hypothèses. Il lui manque toutefois encore des données empiriques précises pour affiner et solidifier ces hypothèses. Le gouvernement a estimé qu’activer la CIC allait compliquer le processus de décision. Il a souhaité se préserver une capacité de décision autonome. La CIC ne sera finalement activée que le 17 mars, pour être immédiatement complétée par des dispositifs ad hoc, avant d’être transformée en mai. Tout cela doit encore faire l’objet d’enquêtes approfondies pour en saisir les raisons profondes.
Lors de ces jours compris entre le 12 et 17 mars, vous évoquez une panique des élites.
Là encore, ce sont des éléments qui sont documentés par la littérature. S’il est courant de dépeindre la population comme étant prompte à paniquer en situation de crise, en réalité ce sont plus souvent les personnes en responsabilité qui paniquent, notamment lorsqu’elles ont le sentiment que la situation leur échappe, qu’elles risquent de perdre le contrôle. En l’espèce, c’est le raccourcissement du temps lié à une reconnaissance tardive de la menace, qui conduit les experts et les décideurs à prendre la mesure de la vague de patients qui se dresse devant eux au moment où il est trop tard pour prendre des mesures plus progressives, ou envisager différentes alternatives. Dans ce moment de sidération, l’option qui se présente à eux, à savoir le confinement, semble la seule à même de protéger les hôpitaux.
Quant aux soignants, leur éthique admirable n’explique pas selon vous l’élan de mobilisation qui a permis la prise en charge de tous les patients.
L’ethos des soignants est un élément bien sûr très important. En revanche, les médias ont mis au premier plan comme déterminant de l’engagement, ce type d’explications par les valeurs, la nécessité de sauver autrui. Cet ethos existe mais de manière générale, en dehors des situations de crise. Dans d’autres situations, à l’hôpital, il y a à la fois cette adhésion aux valeurs mais aussi compétition et peu de coopération entre certains services. L’hôpital est un lieu conflictuel, comme la plupart des organisations. Les conflits sont nombreux entre les spécialités, le management et la hiérarchie médicale entre logique de rationalisation et logique de soins ou pour la captation des ressources et des patients. En situation normale, l’adhésion aux valeurs ne les empêche pas d’éprouver des difficultés à coopérer. Comment alors expliquer cette coopération ? Et si l’on entre dans les détails, pourquoi les conflits se sont un peu dissipés entre anesthésistes-réanimateurs et réanimateurs médicaux par exemple ? Quatre conditions permettent d’expliquer cette relative coopération des professionnels de soins au sein des hôpitaux au moment de la crise. En premier lieu, les médecins ont été libres de s’organiser, la hiérarchie entérinant souvent le mode d’organisation choisi. En second lieu, il n’y a pas eu de limitation sur le budget (pourvu que les demandes restent raisonnables et raisonnées). Tertio, la suppression des activités non urgentes a entraîné la mise entre parenthèses des enjeux au cœur des conflits en situation normale. Enfin, il n’y a plus eu de compétition pour capter une ressource rare, les malades. Si l’on réunit ces quatre conditions dans une organisation, quelle que soit sa nature, il y a de fortes chances que les acteurs coopèrent entre eux. Une preuve en a été donnée par la manière dont les médecins ont coopéré dans le soin mais ont été en conflit au sujet des projets de recherche clinique, comme en témoigne l’échec de Discovery.
Alors que le virage ambulatoire s’imposait à tous, l’hôpital s’est imposé au cours de cette crise comme le cœur du réacteur.
C’est un phénomène classique. Une crise génère des contraintes. Mais c’est aussi une opportunité pour certains acteurs qui tentent de négocier alors des positions plus favorables. Par exemple, la crise de la vache folle a permis au ministère de la Santé de reprendre la main sur une partie de la sécurité alimentaire gérée jusqu’alors par le ministère de l’Agriculture. En fait la question de la capacité hospitalière n’est qu’un élément des débats de santé publique soulevés par cette pandémie. Mais elle capte l’essentiel de l’attention et des ressources.
Un élément essentiel à prendre également en considération au-delà du nombre de lits disponibles en réanimation est aussi la capacité de coopération, de collaboration. J’ai été frappé par l’étude de ce réanimateur italien qui comparait la prise en charge de la Vénétie plus performante que celle de la Lombardie, alors que la Lombardie était mieux armée en lits de réanimation. De même en France, le maillage et la coopération entre médecine générale et hôpital a été un déterminant de l’adaptation de la capacité de l’hôpital à assurer ses missions dans certaines régions.
Enfin vous critiquez la formation des élites sélectionnées sur leur capacité à énoncer des certitudes et non pas sur l’aptitude à être confrontées à l’incertitude.
A cet égard, le monde médical peut servir de modèle. Il a développé une série de méthodologie, de process pour aider à la décision en situation d’incertitude. Les réunions pluridisciplinaires en cancérologie sont des formes collectives de gestion de l’incertitude par rapport à un patient. En revanche, on ne forme pas à l’ENA les étudiants à se confronter à la complexité alors qu’elle est une caractéristique des politiques publiques. Il faudrait exposer les étudiants à différents types de tensions ; celles entre temps court et temps long, entre différents regards disciplinaires. On comprend alors que la réalité ne se saisit pas à l’aune d’un seul prisme, aussi dominants soit-il comme celui de l’économie ou du droit. Comme sociologue des organisations, nous éclairons une seule dimension de cette pandémie. Nous n’avons pas vocation à épuiser l’ensemble des explications possibles des décisions prises.
Vous pointez enfin l’illusion que la technologie puisse résoudre tous les problèmes.
C’est un réflexe technocratique souligné par une ancienne tradition de recherche. On est confronté à une croyance d’inspiration taylorienne selon laquelle la technologie permet de favoriser mécaniquement des états sociaux aussi instables et difficiles à obtenir que la coopération, la coordination, les échanges réciproques entre acteurs. Il y a en même temps une fascination et une méfiance pour les procès, les préparations, comme en témoignent les choix opérés par Emmanuel Macron au cours de cette crise. Soit j’ai une foi aveugle en moi-même, soit j’ai une foi aveugle envers la technologie. On peut y associer le mythe tenace du leadership. C’est devenu un produit de consommation véhiculé par toutes les écoles de management et défini par des compétences singulières que posséderait en propre une seule femme ou un seul homme d’exception. Pourquoi est-on fasciné par ce concept ? Parce que l’explication de la faillite de la décision dans une crise particulière est très complexe. Alors que l’explication par les défauts d’une technologie ou les manquements d’un ou plusieurs individus est beaucoup plus simple et se vend publiquement plus facilement. Nous ne révélons dans cet ouvrage qu’une partie de l’histoire. Il y a d’autres éléments. Or, la complexité n’est pas un concept vendeur sur la place publique. Bien sûr, on ne peut évacuer l’importance singulière de la personnalité d’un individu. Mais on ne doit pas non plus évacuer les chaînes d’interdépendances colossales sans lesquelles rien n’aurait été réalisé. En fait le leadership est un phénomène collectif plus qu’il n’est la possession d’un seul individu.
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