Élisa Chelle, professeure de science politique : « Aux États-unis, deux tiers des médecins soutiennent les démocrates »

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Publié le 04/12/2024
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À quelle politique sanitaire s’attendre sous le deuxième mandat de Donald Trump à la tête des États-Unis ? Éclairage avec Élisa Chelle, professeure de science politique à l’université de Nanterre et autrice de « Comprendre la politique de santé aux États-Unis » (éditions Hygée).

Élisa Chelle

Élisa Chelle
Crédit photo : CHRISTOPHE MEIREIS

LE QUOTIDIEN : Quelle place les questions de santé ont-elles occupée pendant la campagne pour l’élection du président des États-Unis ?

ÉLISA CHELLE : Les échos de la campagne en France ont surtout porté sur le droit à l’avortement. Nous avons une attention particulière sur ces sujets. L’abrogation par la Cour suprême de la protection fédérale du droit à l’avortement a même entraîné en France une constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en 2022. Et cette campagne a bien été marquée par la question des droits reproductifs : l’avortement, mais aussi les traitements de fertilité, mis notamment en lumière par Tim Walz, le colistier de Kamala Harris, qui y a eu recours.

Donald Trump a eu des propos modérés sur la question, se disant favorable à un financement fédéral de ces traitements, une position plutôt rare dans son camp politique. Les républicains se sont par ailleurs mobilisés contre les soins de transition (traitements hormonaux, chirurgie), un point sensible, notamment concernant les mineurs.

L’Obamacare est resté un sujet en arrière-plan, contrairement à la campagne de 2016, où Donald Trump avait fait de l’abrogation son cheval de bataille. Lors de son premier mandat, il avait tenté sans succès de revenir sur la loi. Le contenu de l’Obamacare en est toutefois sorti amoindri. Pendant la dernière campagne, l’attention n’étant pas braquée sur le sujet, il n’avait aucun intérêt à l’aborder. Pendant le débat télévisé face à Kamala Harris, il est resté ambigu, évoquant un « concept of a plan » pour une abrogation, sans convaincre.

La question des droits sexuels et reproductifs a-t-elle clivé les votes, notamment celui des femmes ?

C’était le pari des démocrates. Quand Kamala Harris est devenue candidate, elle a nettement marqué sa différence avec Joe Biden sur l’avortement. Ce dernier s’était montré distant sur la question, mettant en avant sa foi catholique, quand Kamala Harris a insisté sur la liberté des femmes à disposer de leur corps. Cette stratégie n’a pas fonctionné. Les femmes ne se sont pas mobilisées davantage pour Harris qu’elles ne l’avaient fait pour Biden en 2020. Les démocrates restent toutefois installés dans l’électorat féminin.

Sur l’IVG, l’ambiguïté de Donald Trump lui a permis de ménager les différentes composantes de son électorat

Quant à Donald Trump, il a eu des propos très variables sur l’IVG. Il a accusé Kamala Harris d’être une tueuse de bébés, en faisant référence non pas à l’IVG mais à l’interruption médicale de grossesse (IMG), autorisée jusqu’au terme dans certains États. Mais il s’est aussi dit personnellement favorable à un délai de quinze semaines pour une IVG et défavorable aux conditions restrictives (six semaines) soumises au vote en Floride. Son ambiguïté lui a permis de ménager les différentes composantes de son électorat.

Le corps médical s’est-il mobilisé pendant la campagne ?

Oui, et à plusieurs égards. L’American Medical Association (AMA), la principale organisation de médecins du pays, s’est par exemple positionnée sur la décriminalisation des drogues, l’abrogation de la peine de mort ou même sur la paix entre Israël et la Palestine, un sujet éloigné de la santé.

Ce qui est intéressant, c’est le mouvement de long terme à l’œuvre. Historiquement considéré comme un bastion républicain, l’AMA devient de plus en plus démocrate. Deux tiers des médecins soutiennent désormais ce parti. C’était l’inverse il y a trente ans. Cette bascule reflète une tendance générale chez les catégories socioprofessionnelles les plus diplômées, plus sensibles aux enjeux sociétaux, à pencher du côté démocrate. Les médecins s’inscrivent dans cette dynamique. Des médecins, mais aussi des infirmières, se sont d’ailleurs engagés en faveur de la candidate démocrate, via le regroupement Health Care Providers for Harris (les professionnels de santé avec Harris).

Côté républicain, la mobilisation s’est réalisée par le biais d’un groupe parlementaire à la chambre des représentants (GOP Doctors Caucus), mais aussi à travers un mouvement constitué derrière Robert F. Kennedy Jr (RFK). D’abord candidat indépendant, il s’est rallié tardivement, en septembre, à Donald Trump. Il a alors mis en place un support de levée de fonds pour la campagne, baptisée « Make America healthy again » [en référence au slogan de campagne de Donald Trump depuis 2016, « Make America areat again », NDLR], se concentrant sur les enjeux de santé publique.

Comment analyser la nomination de Robert F. Kennedy Jr au secrétariat d’État à la santé ?

Cette nomination reste à confirmer par une approbation formelle du Sénat. Les républicains y disposant de la majorité des 100 sièges, ce ne devrait être qu’une formalité, même si RFK est une personnalité qui fait débat. Il a été l’une des figures du mouvement antivax américain et prend ses distances avec les savoirs scientifiques sur les sujets de santé.

Dans les éléments programmatiques qu’il a pu distiller, il y a néanmoins peu de mentions à la vaccination. Son angle, c’est une politique de santé publique tournée sur l’alimentation. Il s’est positionné sur la nutrition et s’est notamment mis en tête de supprimer les aliments ultratransformés des cantines scolaires, d’éradiquer les colorants alimentaires ou encore d’interdire l’achat avec des bons alimentaires – distribués aux foyers les plus pauvres – de sodas ou d’aliments ultratransformés. Il développe aussi un volet de politique agricole pour une production alimentaire plus saine aux États-Unis.

Il est sur une ligne de crête, car ses détracteurs attachés aux principes scientifiques ne peuvent pas s’opposer à ce qui va dans le sens d’une meilleure alimentation ou d’une lutte contre les conflits d’intérêts de l’industrie et l’emprise des lobbies sur la politique alimentaire.

À quelles politiques s’attendre sur les sujets de santé ?

Sur la crise des opioïdes, il faut se souvenir que c’est Donald Trump qui s’est le premier fait le porte-voix de cette cause dans le débat national, en 2016. Une partie de son électorat est concernée, notamment dans les régions désindustrialisées de l’est du pays. À l’époque, il avait lancé une grande campagne de sensibilisation auprès des jeunes, chez lesquels la consommation a augmenté avec le Covid.

Même si Donald Trump met l’accent sur le volet sécuritaire en pointant les laboratoires clandestins implantés de l’autre côté de la frontière, au Mexique, il y aura sûrement une continuité entre les présidences sur le volet sanitaire. Il n’y a pas de raison qu’il revienne sur les mesures facilitant l’accès à la naloxone [médicament contre les overdoses, NDLR].

Sur le coût des médicaments, on peut aussi s’attendre à un prolongement des politiques menées, le sujet ayant également été porté par Donald Trump en 2016. Il avait alors déclaré vouloir s’attaquer à Big Pharma et aux prix parfois exorbitants pratiqués par les laboratoires pharmaceutiques.

Cet agenda a été repris par Joe Biden. Sous son mandat, a été dressée une liste de dix médicaments importants pouvant être négociés par Medicare [programme de couverture santé pour les plus de 65 ans et les insuffisants rénaux chroniques, NDLR]. Ces prix négociés au niveau fédéral font ensuite référence pour le marché national des assurances. Les textes adoptés sous Biden prévoient l’extension des négociations sur les médicaments. Tous ne seront pas concernés mais ce mouvement est appelé à s’élargir. Sous Trump, on peut s’attendre à ce que davantage de médicaments puissent, en l’absence de tarifs régulés, faire l’objet d’une négociation de prix.

Crise des opioïdes, prix des médicaments : sur certains sujets, on peut s’attendre à un prolongement des politiques menées par Joe Biden

Sur la santé des femmes, Donald Trump a assuré qu’il ne mettrait pas en avant une interdiction fédérale de l’avortement. Ce sont désormais les États qui décideront de la législation applicable sur leur territoire.

Des inquiétudes émergent quant aux profils qui seront nommés à la tête des agences de santé. Qu’en est-il ?

Pour la FDA (agence du médicament) et les CDC (Centers for Disease Control and Prevention), un changement de direction intervient après chaque élection. C’est l’usage : le Président nomme un directeur, confirmé ensuite par le Sénat. Ce n’est pas la pratique pour les Instituts nationaux de la santé (NIH). Un éventuel changement de direction sera très scruté [Depuis la réalisation de l’entretien, Donald Trump a annoncé vouloir nommer à la tête des NIH le Pr Jay Bhattacharya, qui lors de la crise du Covid, s’est opposé aux confinements et au port obligatoire du masque, NDLR].

Plusieurs hypothèses citées dans le Project 2025, édité par une fondation conservatrice, pourraient inspirer Trump, même s’il s’en défend. Ce qui y est discuté, c’est le démantèlement des agences, la limitation du nombre de mandats successifs et le transfert des budgets au niveau des États. Donald Trump s’est peu exprimé sur ce sujet technique pendant la campagne. Les chercheurs sont inquiets, mais difficile de prédire ce qu’il fera.

Une baisse des financements de la recherche via les NIH est-elle à prévoir ?

Alors que le pays est endetté, des coupes budgétaires pourraient intervenir dans certains domaines de recherche. Des craintes concernent par exemple les recherches sur les embryons, Donald Trump étant proche des milieux religieux conservateurs hostiles à ces travaux.

Il voudra torpiller tout accord sur les pandémies qui ne correspond pas aux intérêts américains

Pour d’autres secteurs stratégiques, comme l’IA, sa politique sera sûrement pragmatique : les secteurs pouvant servir les intérêts économiques des États-Unis seront soutenus. Or la santé est le premier secteur économique du pays et les NIH la première agence biomédicale au monde. C’est un fleuron de l’économie américaine.

Lors de son premier mandat, Donald Trump avait annoncé vouloir sortir de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), avant de se rétracter. Faut-il craindre qu’il renouvelle cette menace ?

Son deuxième mandat démarrera alors que les tractations pour un accord mondial de préparation et de riposte aux pandémies sont en cours. Donald Trump a déjà réitéré sa menace de sortie de l’OMS. La question est de savoir s’il la mettra à exécution ou s’il cherche à peser sur les discussions.

Il voudra torpiller tout accord qui ne correspond pas aux intérêts américains. Au-delà de l’ingérence dans les affaires nationales ou du budget consacré à l’OMS, le problème majeur pour les États-Unis, c’est l’affaiblissement des droits de propriété intellectuelle qui constitue un manque à gagner direct pour l’économie nationale. Trump privilégiera les intérêts américains et reproduira la position des États-Unis face à un traité qui ne leur convient pas, à savoir ne pas le ratifier.

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Propos recueillis par Elsa Bellanger

Source : Le Quotidien du Médecin