Comment situer la pandémie de COVID-19 dans l’histoire des épidémies ?
La question d’un classement historique est épineuse suivant que l’on prend en considération le nombre des morts, l’importance des dommages économiques et toutes les conséquences pesant sur le stress des populations. L’originalité de la crise actuelle tient à son intensité et à son amplitude, avec une magnitude sur tous les plans, sanitaire, économique, politique et géopolitique. Les réactions à chaud compliquent encore les évaluations. Voyez la grippe de 1968/1970, qui est passée totalement inaperçue, probablement parce que les événements de mai ont monopolisé l’attention. Il a fallu attendre les recherches effectuées dans les fichiers de l’INSERM, après la canicule de 2003 pour découvrir son bilan, 31 226 décès en deux mois (décembre 1969-janvier 1970). A contrario, en 1957, les contemporains ont réagi à chaud en se rappelant la grippe « espagnole », comme en font foi les manchettes des journaux de l’époque.
Discernez-vous un continuum entre les épidémies au cours de l’histoire ?
Il y a des analogies, mais les différences historiques rendent inacceptables l’hypothèse d’un continuum.
Quelles analogies se retrouvent à travers les siècles ?
Il y a 2 500 ans,Thucydide, qui a décrit la peste d’Athènes, aidé par des médecins, ainsi que la crise morale dans laquelle ses contemporains ont été alors précipités, avait noté, par exemple, le phénomène de désécration des rites funéraires.
De tels phénomènes provoqués par les épidémies se sont répétés dans l’histoire, on le voit dans le Hussard sur le toit, le livre de Giono, qui décrit l’empilement des cadavres lors de l’épidémie de choléra dans le midi de la France, vers 1835, ou dans les récits de Michelet sur la peste Noire de 1348, qui rapporte des tableaux morbides effrayants.
Cette année, on a observé des règlements très mal supportés par les familles des victimes de la pandémie. Les entreprises de pompes funèbres devaient procéder à la fermeture immédiate des bières et cela a été très mal vécu par les proches, qui n’ont pas pu avoir une dernière image de leurs défunts, alors que les cérémonies funéraires étaient très limitées en effectifs. Depuis peu, l’étui du cadavre peut être entrouvert. Mais le spectacle de la mort demeure dans le contexte épidémique, un spectacle interdit, comme Philippe Ariès l’a bien montré en étudiant les attitudes occidentales face à la mort.
On retrouve aussi, dans l’histoire des épidémies, des réactions populaires irrationnelles, voire mystiques. Aujourd’hui, nous n’assistons plus à des manifestations de masse comme lors des grandes pestes médiévales, mais voyez par analogie le véritable culte qui s’est développé autour du Pr Didier Raoult dès lors qu’il a expliqué que le COVID n’était pas grand-chose et qu’on pouvait en guérir grâce à ses prescriptions. Il a été érigé en saint guérisseur, des santons à son image sont vendus 35 € pièce. Depuis saint Sébastien, ou la Vierge Marie à Constantinople lors de la première pandémie de peste (Vie-VIIIe siècles) ; de tels phénomènes sont courants dans l’histoire des épidémies.
Et les comportements irrationnels restent prégnants.
C’est une constante dans les réactions populaires lors des grandes crises sanitaires et on le voit aujourd’hui avec les vaccins : quand on n’en a pas, les dirigeants sont accusés de lenteur et quand on n’en a enfin, ils sont suspects de précipitation, ainsi qu’on l’avait vu déjà lors de l’épidémie de H1N1 en 2009. On nage en pleine incohérence.
La défiance à l'égard de la science a atteint des sommets, mais ce n'est pas nouveau. Les gens ont toujours cherché des boucs émissaires. Autrefois, c’était les médecins qui étaient objets de critiques, et même d’attaques violentes, aujourd’hui ce sont les politiques et les scientifiques, dans le même bain. Vous noterez que cependant les généralistes, proches de leurs patients, ont su garder – et c’est heureux – leur confiance.
Nos modernes tenues de cosmonautes, si visibles lors d’Ebola en 2014-2015, ne sont pas non plus sans rappeler les médecins de la peste, avec leurs tuniques et leurs longs becs d’oiseau…
En effet, mais là, attention au malentendu : ces tenues n’ont été mises au point qu’au XVIIe Siècle en France, alors que la peste Noire a explosé en 1348 et qu’elle a connu des résurgences en Europe occidentale jusqu’en 1720 ; les capes en toiles cirées étaient censées protéger les médecins contre les puces, la gêne et les tourments qu’elles occasionnaient, alors qu’avant les travaux de Paul-Louis Simond en 1898, on n’en connaissait pas encore le rôle dans la transmission du bacille, et le bec n’était pas, comme le masque chirurgical, une protection contre la contagion, mais avec les herbes qu’il contenait, un obstacle contre les miasmes, toutes les odeurs exhalées par les cadavres et les matières en décomposition gisant dans les rues des villes. « All smell is disease » disait l’adage anglais, car le remugle étant le signe de la maladie, l’avertissement d’une chimie désastreuse.
Bien plus tard, les équipements de protection individuelle des infirmiers et des fossoyeurs déclencheront des réactions très contre-productives, comme on l’a déploré en Afrique, lors des épidémies d’Ebola, lorsque les populations ont pris peur à l’approche des secouristes. Lors du Covid-19, le public a compris l’intérêt de ces protections, indispensables pour la protection des médecins et de tout le personnel soignant à l’hôpital.
Ne voit-on pas encore une analogie avec le recours au confinement, qui nous ramène au Moyen-Age, malgré tant de progrès de la médecine ?
Le Dr Michael Ryan (OMS) le remarquait en 2003 à propos de la gestion du SRAS : « Nous avons vaincu l’épidémie non par des méthode pharmaceutiques, mais par des méthodes médiévales. » C’est vrai que sans prévention et sans médicament, sans vaccin et sans thérapeutique, ce sont les stratégies traditionnelles qui prévalent encore et toujours.
Au chapitre des grandes différences, autrefois les médecins se sont opposés aux pouvoirs, notamment à l’Eglise et au pouvoir de la rue. Aujourd’hui, ne voit-on pas cependant que la médecine a pris le pas sur la politique, comme le remarque – et le dénonce – André Comte-Sponville ?
Lors des épidémies passées, les médecins se sont souvent opposés au pouvoir et notamment à celui des églises pour interdire les processions et les services religieux parce qu’ils les considéraient comme très dangereux et cela a suscité des réactions violentes. A Moscou, en 1771, on a assisté à des émeutes contre le pouvoir médical et ses dispositions, en Italie au XVIIIe siècle, lors des épidémies de choléra, des pierres ont été jetées contre les médecins.
Mais aujourd’hui on se fait des idées quand on imagine que c’est le Conseil scientifique qui a pris la main sur la gestion politique de la crise. En réalité, son rôle se limite sans doute à rédiger des notes techniques à l’attention du président de la République et c’est le politique, au final, qui arrête les dispositions. Et le président ne se conforme pas aux avis de « la République des experts ». Par exemple, il ne décide pas d’appliquer le confinement aux plus de 65 ans, comme le souhaite le pouvoir médical. Non, la médecine n’a pas pris le pouvoir. La dénonciation de la dictature sanitaire – ce que André Comte-Sponville appelle le panmédicalisme – revient éternellement au cours de toutes les grandes crises sanitaires. En 1885, soulevées contre les lois imposant la vaccination antivariolique, 20 000 personnes vilipendaient dans les rues de Leicester la « tyrannie médicale » et « la sciences athée ». L’écho en résonnerait encore dans les rues de Londres 135 ans plus tard.
Pourtant, ce sont les médecins qui occupent le devant de la scène médiatique.
Ce sont les médecins stars qui interviennent, ils ont généralement tendance à statuer sans prendre en considération la dimension humaine, socio-anthropologique de la crise. Les sciences humaines sont en réalité réduites à la portion congrue. Et c’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que les mesures arrêtées recueillent difficilement l’adhésion du public et ne parviennent guère à mobiliser l’opinion.
Des phénomènes de politisation saturent aujourd’hui les réactions, ils sont survenus tardivement dans l’histoire. Lors de l’épidémie de 1968, il n’y avait pas encore de politisation, l’opinion était convaincue que la médecine allait éradiquer toutes les maladies infectieuses. C’était l’époque où le directeur général de la santé américain n’hésitait pas à affirmer que « le chapitre des maladies infectieuses était clos ». Il faudra l’irruption du sida, d’Ebola et de la tuberculose multi-résistante, puis les scandales sanitaires, comme le sang contaminé, pour que s’instille un climat de suspicion et de méfiance à l’encontre des pouvoirs, pouvoirs à la fois sanitaire et politique.
Avec ces analogies et ces différences, comment les médecins peuvent-ils tirer des leçons des épidémies passées ?
Je ne pense pas que l’on puisse tirer les leçons des épidémies passées pour gérer la pandémie actuelle. Prenons garde à ne pas ignorer ce qu’il y a d’inédit dans notre situation. En revanche, pour trouver quelque clarté dans les événements que nous connaissons, il faut regarder dans le rétroviseur, c’est même d’une extrême importance. Il s’agit pour cela de bien utiliser une méthode comparative. Par exemple, lorsqu’on compare l’épidémie de 1957, dite grippe asiatique, et celle de 1968, dite « grippe de Hong Kong », on découvre de nombreuses analogies : même origine chinoise, virus inédit dans les deux cas, même échec dans l’élaboration du vaccin. Les similitudes ont été nombreuses, hormis tout de même le nombre des décès : 30 000 en 1957, 36 000 en 1968-1969.
Si l’on compare ce qui s’est passé avec l’épidémie de H1N1 en 2009, on voit que l’OMS adopte encore et toujours une stratégie problématique, par contre la Chine a évolué en transmettant plus vite ses données scientifiques. En 2003, concernant le SRAS, la direction chinoise avait retenu pendant quatre à cinq mois les données qu’elle aurait dû transmettre sans attendre à Genève. En fait, tout n’est donc pas comparable, d’une épidémie à une autre. Et ceux qui parlent de la grippe « espagnole » comme du premier acte du Coronavirus se trompent. En revanche, certaines analogies existent entre les crises et ce sont elles qui doivent nous fournir matière à compréhension des événements actuels.
Des chercheurs travaillent actuellement à utiliser ces data, tel Antoine Flahault, à Genève, avec son initiative « Santé digitale et globale », en combinant intelligence artificielle et recul historique.
Pourtant, tous les scénarios de crise élaborés depuis vingt ans nous laissent aujourd’hui dans une totale impréparation…
C’est que les scénarios sur lesquels beaucoup ont travaillé sont les scénarios du pire, les scénarios de la catastrophe de très grande ampleur que les Américains appellent « the next big one », celle qui va tous nous ratiboiser. Déjà Ebola en 2014-2015 avait été qualifié d’ « exceptionnel » (par Médecins sans frontières) ; de nos jours, le coronavirus est « exceptionnel ». Mais les modélisations de l’exceptionnel et de l’exceptionnellement dramatique ne nous permettent pas de prévenir, ni même de vraiment comprendre les épidémies. Si on spécule sur l’exceptionnel, on ne peut plus rien comparer à rien. En revanche, c’est en élaborant des passerelles entre les crises sur les plans épidémiologiques et historiques que l’on pourra mieux se protéger contre des crises à venir dont nul ne peut pronostiquer aujourd’hui l’ampleur et la fréquence.
Les médecins y sont-ils préparés ?
Les médecins qui rendent leurs avis aux politiques n’ont jamais reçu la moindre formation en histoire de la santé. Dans la formation initiale, une seule heure est inscrite pour enseigner l’histoire de la médecine ! Moi-même, en tant que titulaire de la chaire d’histoire de la médecine à l’Ecole des hautes études en santé publique, je n’ai pas été en mesure de dispenser un cours sur l’histoire des épidémies. L’Ecole, les étudiants n’en voulaient pas, et je n’ai pas su les convaincre. Cela changera-t-il demain ?
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