Qu'entendez-vous au juste par panmédicalisme ?
Ce que j’appelle panmédicalisme, c’est une idéologie qui fait de la santé la valeur suprême, et qui tend en conséquence à tout soumettre à la médecine. À tort ! La santé, selon moi, est moins une valeur qu’un bien. Un bien, c’est quelque chose qui est désirable ou enviable. Une valeur, c’est quelque chose qui est estimable ou admirable. Je peux envier quelqu’un parce qu’il est plus riche que moi, ou en meilleure santé que moi. Mais si je l’admire pour cela, je suis un crétin. En revanche, je peux admirer quelqu’un parce qu’il est plus généreux, plus courageux, plus juste ou plus aimant que moi. Richesse et santé sont des biens. La générosité, le courage, la justice ou l’amour sont des valeurs. Subordonner les valeurs aux biens, c’est déjà du nihilisme. Mettre l’argent plus haut que tout, c’est du nihilisme financier. Mettre la santé plus haut que tout, c’est du nihilisme sanitaire. Car ce sont les valeurs qui donnent du sens à la vie, pas les biens ! Tout le monde répète qu’il n’y a rien au-dessus de la santé. J’espère n’être pas le seul à être convaincu du contraire : que l’amour, la justice ou la liberté sont des valeurs plus hautes ! Ne pas tomber malade, ce n’est pas un but suffisant dans l’existence !
Soit, la santé est un bien plutôt qu’une valeur. Mais n’est-ce pas le plus grand des biens ?
À l’échelle individuelle, oui, souvent, parce qu’il conditionne tous les autres. « Mieux vaut être pauvre et en bonne santé que riche et malade », dit-on, et c’est souvent vrai (quoique cela dépende de la gravité respective de la maladie ou de la misère). Mais à l’échelle collective, c’est plus compliqué ! Le pays où l’on a envie de vivre, ce n’est pas forcément celui qui a le meilleur système de santé ! Ce peut être aussi le plus démocratique, le plus prospère, le plus indépendant, le plus cultivé, le plus écologique, le plus humaniste, le plus convivial, le plus fraternel… Quand bien même la Chine aurait un meilleur système de santé que nous, cela ne me donnera nullement envie d’y vivre. Je préfère attraper la coivd-19 dans une démocratie que ne pas l’attraper dans une dictature !
Cette position est-elle vraiment sanitairement et politiquement incorrecte ?
Pas forcément. Mais ce qui a choqué, dans mes propos, c’est que j’ai osé m’inquiéter du coût économique du confinement. Parler d’argent à propos de santé, quelle horreur ! Ça, c’était sanitairement et politiquement incorrect ! Raison de plus pour le dire ! La misère crée très vite d’énormes problèmes sanitaires (la faim tue plus vite que la maladie). Et la médecine coûte cher. Ce n’est pas en ruinant le pays qu’on va sauver nos hôpitaux ! Puis je suis père de famille : il est normal que je m’inquiète davantage pour l’avenir de mes enfants que pour ma santé de presque septuagénaire !
Je choque aussi en osant dire que tous les êtres humains sont bien sûr égaux en droits et en dignité, mais que toutes les morts ne se valent pas : parce qu’il est plus triste de mourir à 20 ou 30 ans qu’à 68 ans (mon âge) ou 81 ans (l’âge moyen des décès dus au coronavirus). Et il est plus atroce, j’en sais quelque chose, de perdre un enfant que de perdre un de ses grands-parents ! Cela n’empêche évidemment pas de soigner tous les malades, quel que soit bien sûr leur âge, et de sauver tous ceux qui peuvent l’être. Mais cela relativise la gravité de cette pandémie (notamment si on la compare à la grippe espagnole de 1918-1919, qui fit au moins 50 millions de morts, dont la plupart avaient moins de quarante ans). Ce qui m’inquiétait le plus, en l’occurrence, c’est qu’on sacrifie les intérêts des enfants et des jeunes adultes à la santé de leurs parents ou de leurs grands-parents, et cela pour une maladie relativement peu grave (taux de létalité moyen entre 0,3 et 0,6 %), y compris d’ailleurs pour beaucoup de personnes âgées (même après 80 ans, les chances de survie sont très supérieures au risque de décès). Cela ne m’a pas empêché de respecter scrupuleusement le confinement et les gestes barrières. Mais respecter n’interdit pas de réfléchir, ni de s’inquiéter. On dit qu’il faut protéger le plus vulnérables. On a bien sûr raison. Mais les plus vulnérables ne sont les plus vieux qu’en matière de santé. Pour tout le reste, les jeunes, dont la vie est à faire, sont souvent plus vulnérables que nous, dont la vie est faite. C’est où le piège du panmédicalisme se referme. Si on ne pense qu’à la santé, la priorité des priorités, c’est de protéger les plus vieux. Eh bien, désolé, pour moi, la priorité des priorités, ce sont les jeunes en général, et les enfants en particulier ! Faut-il rappeler que 3 millions d’enfants meurent chaque année de malnutrition ? Et que penseriez -vous d’un pays dont la priorité des priorités serait le sort de ses octogénaires ? C’est ça, le pays qu’on veut pour nos enfants ?
Comment appréciez-vous l’engagement des soignants que d’aucuns ont qualifiés de « héros » envoyés au front ?
Il faut toujours saluer ceux qui font bien leur métier, a fortiori quand celui-ci devient plus difficile ou plus risqué que d’habitude. Cela dit, les soignants étaient plus exposés à la contagion que la plupart d’entre nous, mais le risque de formes graves, pour eux (qui avaient presque tous moins de 65 ans), restait malgré tout limité. Si nos soignants sont des héros, que penser des gamins de vingt ans qui sont morts à Verdun, ou qui ont débarqué, en juin 1944, sur les plages de Normandie ? On a parfois comparé les soignants à de la « chair à canon ». J’ai trouvé la métaphore outrancière, voire obscène.
Invités des médias, les chercheurs se sont livrés à une sorte de chikaya publique. Est-ce toute l’épistémologie qui se trouve impliquée ?
Bien sûr que non. Le consensus scientifique ne vaut que pour ce qu’on sait. Pour ce qu’on ignore, donc aussi pour ce qu’on cherche, les querelles font partie de l’histoire des sciences. Puis rappelons qu’une science, comme disait le mathématicien Henri Poincaré, « parle toujours à l’indicatif, jamais à l’impératif ». Elle dit ce qui est, plus souvent ce qui peut être, jamais ce qui doit être. Une formule à l’impératif (par exemple : « Restez chez vous ! ») n’est donc jamais scientifique. Or ce sont sur des impératifs, bien souvent (des « il faut », des « on doit », etc.), que les experts se sont disputés.
La confiance du public dans l’autorité scientifique est-elle altérée ?
Pas plus qu’avant. Il y a des millions de gens qui sont convaincus que la Terre est plate, et aujourd’hui que la pandémie de covid-19 résulte d’une conspiration des puissants pour opprimer davantage le petit peuple… Mais il y en a beaucoup plus, fort heureusement, qui sont convaincus du contraire, et qui comptent sur les scientifiques pour vaincre cette maladie, comme ils en ont vaincu d’autres ! Bref, la sottise, l’ignorance et le complotisme sont à combattre, comme toujours, mais par la pédagogie, si possible, plutôt que par le mépris.
La montée des avis de Monsieur tout-le-monde sur des sujets scientifiquement complexes vous préoccupe-t-elle ?
Elle m’amuse plutôt. Tous ces gens qui n’y connaissent rien et qui ont un avis sur la chloroquine, c’est un spectacle divertissant ! Et le fait que tous les médecins ne soient pas d’accord sur le sujet, cela rappelle que les conflits font aussi partie de l’histoire des sciences, spécialement de l’histoire de la médecine, qui est de plus en plus scientifique, et c’est heureux, sans jamais pouvoir l’être totalement, et c’est heureux aussi (puisqu’elle reste un art, un soin, un humanisme, toutes choses qu’on ne saurait dissoudre dans la scientificité).
L’argument altruiste est avancé pour inciter à la vaccination. De même pour adopter des mesures coercitives à l’égard des personnes contaminantes. Y a-t-il une éthique de la pandémie ?
Il y en a plusieurs, comme toujours, et parfois divergentes ! L’éthique n’est pas une science : elle relève plus souvent du débat que du consensus. En l’occurrence oui, l’altruisme me paraît une bonne raison (parmi d’autres) de se faire vacciner. Concernant les mesures coercitives, je serais plus réticent. S’il s’agissait de la peste ou d’Ébola, passe encore. Mais pour une maladie qui n’est mortelle que dans 0,5 % des cas ? Attention de ne pas tomber dans l’ordre sanitaire, qui sacrifierait durablement nos libertés à la santé ! Imaginons que l’État interdise le tabac et l’alcool, et impose une heure de sport chaque jour. Pour la santé, ce serait sans doute bénéfique. Mais quel démocrate pourrait l’accepter ?
Cette crise marque-t-elle un tournant de la pensée, avec l’émergence d’une métaphysique de l’actualité ? Sommes-nous à la veille d’un changement de paradigme civilisationnel ?
Je n’ai jamais cru au « monde d’après ». Je sais trop bien que c’est toujours le même monde qui continue et qui ne cesse de changer ! Il suffit d’un virus pour que vous changiez de civilisation ? Pas moi ! Je ne vois pas ce que le SARS-CoV-2 change à ma lecture des Évangiles ou de Montaigne, ni à la grandeur sublime de Bach ou de Beethoven, ni aux droits de l’homme, ni aux dangers écologiques qui nous menacent, et qui feront beaucoup plus de morts, et beaucoup plus jeunes, que la covid-19 ! !
Une nouvelle médecine se profile-t-elle ?
La médecine change, comme tout ce qui est humain. Mais pas spécialement à cause de la covid-19. J’ai cru comprendre que la médecine du futur sera plus individualisée et plus prédictive. Or quoi de moins individuel et de plus imprévisible qu’un virus ? Bref, la covid-19 n’est ni la fin du monde, ni le début d’une nouvelle ère. Juste un problème sanitaire majeur, qui risque d’entraîner une crise économique et sociale encore plus grave (et qui fera peut-être davantage de morts, à l’échelle du globe) que la maladie elle-même. C’est où la politique retrouve ses droits et ses exigences. C’est le peuple qui est souverain, pas les médecins !
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