Face à la flambée de violence contre les médecins, des réponses trop fragiles

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Publié le 03/10/2025
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En 2024, les agressions contre la profession ont bondi de 26 % et doublé en trois ans, selon l’Observatoire national de la sécurité de l’Ordre des médecins. Derrière ces chiffres, c’est toute la relation de soin qui vacille. Si le Cnom et le gouvernement réagissent avec des protocoles de sécurité et la loi Pradal, cette spirale inflationniste de la violence reste préoccupante.

Crédit photo : OLIVIER JUSZCZAK/SIPA

Une hausse persistante et critique. En 2024, l’observatoire de la sécurité du Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) a recensé près de 2 000 incidents, contre 1 581 en 2023, soit une progression de 26 % en un an. Et en trois ans, le nombre d’agressions a presque doublé. « La pandémie de Covid a joué un rôle d’accélérateur mais la tendance est désormais structurelle », commente le Dr Jean-Jacques Avrane, président de l’Ordre des médecins de Paris et délégué de l’Observatoire national de la sécurité des médecins (ONSM), lors de la présentation de l’enquête annuelle de l’organisme, le 29 septembre.

Ces chiffres reposent sur des déclarations volontaires de médecins. Même si celles-ci, en hausse (+ 4 % en un an), donnent une photographie fiable de l’évolution, elles ne reflètent pas la totalité des agressions. « C’est la face émergée de l’iceberg, insiste le conseiller national. La réalité est bien au-delà, nous en sommes convaincus. C’est ce qui rend la situation encore plus préoccupante. »

Un phénomène débordant

Dans ce tableau particulièrement sombre, les médecins généralistes restent les plus exposés : 63 % des agressions recensées les concernent alors qu’ils représentent 57 % de la profession en exercice. Pas étonnant puisque les omnipraticiens constituent la première porte d’entrée dans le système de soins. Mais le phénomène déborde désormais. Psychiatres, ophtalmologistes, cardiologues, et même des disciplines naguère épargnées comme la médecine du travail ou la cancérologie sont aux premières loges de la violence. « Cela montre qu’il n’y a plus de spécialité protégée. Aucun médecin n’est à l’abri », alerte le Dr Avrane.

Dans près de trois cas sur quatre, il s’agit d’atteintes aux personnes : insultes, menaces, pressions, voire agressions physiques (7 à 8 %). Les motifs principaux restent le reproche sur la prise en charge (32 %), suivi du refus de prescription (17 %) et des délais jugés excessifs (8 %). « De plus en plus de patients arrivent avec un diagnostic trouvé sur internet, relate l’élu. Quand le médecin refuse, cela devient une source immédiate de conflit. »

On constate une pression croissante pour obtenir illégalement des documents médicaux

Mais la donnée la plus inquiétante de l’Observatoire concerne les falsifications, les vols et tentatives de vol d’ordonnances, tampons et arrêts de travail, constatés dans 26 % des cas. La violence ne traduit plus seulement une contestation de la relation de soins mais une pression croissante pour obtenir illégalement des documents médicaux.

Main courante une fois sur dix

Dans 6 % des cas, l’agression entraîne un arrêt de travail du médecin victime, dont 1 % supérieur à dix jours. Néanmoins, la réaction judiciaire des médecins reste faible : 58 % d’entre eux n’entreprennent aucune démarche. Seuls 35 % déposent plainte et 7 % une main courante. « Cela ne sert à rien de faire des mains courantes. La tolérance zéro est notre ligne. Porter plainte systématiquement est la seule façon de briser la spirale de la violence », justifie le Dr Avrane.

Mais l’effet le plus redoutable est psychologique : traumatisme, isolement, parfois volonté de déplaquer. « Dans une période où on parle de déserts médicaux, cela ne va pas inciter davantage les médecins à prendre en charge les patients », souligne le conseiller ordinal.

Un décret crucial en janvier 2026

Face à cette situation délétère, la prise de conscience des pouvoirs publics a tardé. Certes, grâce à la mobilisation depuis près de dix ans du Cnom et de ses conseils départementaux, des protocoles de sécurité avec procureurs, préfectures et forces de l’ordre voient le jour timidement dans les territoires. Ces accords permettent des contacts directs avec police et gendarmerie, des visites préventives de cabinets et une meilleure réactivité judiciaire. « Le problème, c’est leur fragilité, constate le Dr Avrane. Quand un préfet ou un procureur change, tout peut retomber dans l’oubli. »

Porter plainte systématiquement est la seule façon de briser la spirale de la violence

Dr Jean-Jacques Avrane, délégué de l’ONSM

À l’échelle nationale, ce n’est réellement qu’à l’automne 2023 que pour la première fois, l’État reconnaît officiellement les violences contre les soignants comme un enjeu de santé publique. Présenté par l’ancienne ministre chargée de l'Organisation territoriale et des Professions de santé Agnès Firmin Le Bodo, le plan interministériel de 42 mesures (campagnes nationales, formation des soignants, dispositifs d’alerte, sécurité des bâtiments) a redonné de l’espoir à la profession, même si son déploiement n’en est encore qu’à ses débuts.

Le cran d’après dans la reconnaissance de la souffrance des médecins vient du Parlement, avec l’adoption en juin 2025 de la loi portée par le député Horizons Philippe Pradal. Ce texte décisif aligne les sanctions pour violences contre les médecins sur celles applicables aux policiers ou aux élus. Il introduit plusieurs avancées : protection étendue aux secrétaires et personnels des cabinets, possibilité pour la victime de déclarer son adresse professionnelle plutôt que personnelle, sanctions aggravées pour vols de documents médicaux et agressions lors de visites à domicile, etc. À terme, l’Ordre pourra surtout porter plainte à la place du médecin, ce qui pourrait faciliter grandement l’entreprise. La publication du décret ad hoc est prévue pour janvier 2026.

En attendant, le Cnom continue à accompagner activement les confrères victimes en leur facilitant le signalement avec la mise en place d’une déclaration en ligne. Des guides pratiques, des affiches dans les cabinets et des formations à la gestion des conflits complètent l’arsenal. Une autre innovation est aussi en préparation : des boutons d’alerte capables de déclencher une intervention et de fournir des preuves visuelles en cas de poursuite judiciaire. « Notre rôle, c’est de protéger les praticiens. Parce que protéger les médecins, c’est protéger l’accès aux soins pour l’ensemble de la population », conclut le conseiller national.

Loan Tranthimy

Source : Le Quotidien du Médecin