LE QUOTIDIEN DU MEDECIN : Qu'est-ce que vos enquêtes révèlent sur les chamboulements sociaux liés à la crise ? La société française a-t-elle été bouleversée ?
ETTORE RECCHI : À la lumière de nos analyses des changements intervenus dans la vie et dans les opinions de notre échantillon, je préfère employer un tout autre mot et parler au contraire d’une continuité. C’est vrai qu’au printemps 2020 on avait le sentiment que « tout ne sera plus comme avant ». Or nos travaux nous font reconnaître, un an et demi après l’irruption de la pandémie, que tel n’a pas été vraiment le cas. Les Français et les Françaises ont forcément modifié leur rythme de vie quotidienne pendant les confinements, ils ont commencé à utiliser régulièrement un nouvel accessoire vestimentaire, le masque, ils sont peut-être devenus plus sensibles aux risques sanitaires. Mais à part ces diverses altérations sociétales, ils sont restés les femmes et les hommes d’une société riche, capitaliste, libérale, démocratique…
Sous l’angle des comportements, on l’a bien vu dès que les restrictions se sont allégées : les aéroports et les gares se sont à nouveau remplis, les voitures ont saturé comme avant les périphériques, les restaurants et les bars ont affiché complet. Le télétravail, qu’on a, à première vue, imaginé comme une révolution de l’organisation du temps et de l’espace social, n’a pas été généralisé. Rapidité et mobilité ont retrouvé leur priorité au centre de la scène de nos vies.
Politiquement, avez-vous enregistré cependant des évolutions ?
Nos travaux retrouvent cette même tendance à la continuité dans les pensées et dans les opinions exprimées par les personnes de notre échantillon : nos données nous disent que les préférences politiques sont restées extraordinairement stables pendant la pandémie. En comparaison avec les attitudes des années pré-pandémiques, on enregistre seulement une augmentation de la sensibilité environnementale et davantage de méfiance envers la mondialisation. Mais ces deux tendances étaient déjà repérées Elles semblent de toute manière indépendantes de la crise. Tout au plus ont-elles été un peu renforcées par la situation sanitaire.
Et sur le plan des disparités sociales, quel changement observez-vous ?
Même sous l’angle des inégalités, dans une société comme la France, qui dispose d’une protection sociale forte comparativement à la majorité des autres pays du monde, les catégories qui ont le plus souffert d’un point de vue socio-psychologiques sont les mêmes qui déclaraient déjà auparavant un niveau de bien-être subjectif significativement plus bas que la moyenne : les femmes, les plus pauvres, les personnes isolées et les habitants de foyers plus petits.
D’autres études ont bien montré que les territoires plus fragiles ont été beaucoup plus exposés au virus et à sa mortalité. Finalement, la vraie source de nouvelles inégalités liées à la pandémie a été la maladie elle-même : celles et ceux qui ont eu des malades graves ou des morts dans leur famille. Et ce risque a été plus élevé pour les personnes déjà plus fragiles, même si elles n’ont pas été les seules à le subir.
De manière plus générale, quelle place accordez-vous aux paramètres sociaux dans la diffusion de la pandémie ?
Tout virus, on le sait bien, a besoin de la vie sociale pour se diffuser et prospérer. Mais la vie sociale varie selon les moments historiques et les cultures. Particulièrement, elle varie selon l’organisation spatiale et suivant les formes des interactions entre individus. Avec la croissance démographique et le phénomène de modernisation, les personnes se sont rapprochées les unes des autres, aussi bien à l’échelle communautaire qu’à l’échelle mondiale. Cette tendance s’est accentuée avec la concentration urbaine, les transports en commun, les liens entre les générations, et même dans les habitudes de loisirs : fréquentation de salles de sport, assistance aux concerts, soirées dans les discothèques, cérémonies dans les églises.
On a constaté de grandes différences d’évolution de la pandémie selon les continents et les régions du monde ; comment la sociologie permet-elle de les comprendre ?
Toutes les sources de contacts et donc de transmission du virus ne sont pas les mêmes à toutes les latitudes, et c’est ce qui peut engendrer des différences dans la circulation de la maladie. Des éléments microsociologiques caractérisent ainsi la susceptibilité de chaque société à être touchée par l’épidémie ; les sociétés les plus urbanisées et celles où l’on observe une plus grande mobilité sont carrément les plus exposées.
Comment le sociologue que vous êtes articule-t-il les échelles personnelles, où l’on parle d’individualisme et de repli, et les échelles collectives, avec la mondialisation ?
Deux paramètres sociologiques doivent en effet être pris en compte, que j’appellerai le « méso » et le « macro ». Au niveau mésosociologique, ce qui prime, c’est la disponibilité des différents groupes sociaux pour respecter les protocoles sanitaires et les mesures d’intervention non pharmacologiques. Les normes juridiques ne se transforment pas automatiquement en normes sociales. Cette réluctance à l’égard des prescriptions étatiques n’est pas distribuée de manière casuelle ou aléatoire au sein des populations. On peut le constater dans les différences d’application des obligations vaccinales comme dans les phénomènes dits de clustérisation, même géographiques, à travers l’hostilité aux vaccins.
Au niveau macrosociologique, voire supranational, l’impact de la pandémie dépend également de l’imbrication des sociétés les unes dans les autres, à travers leurs échanges sociaux – et tout particulièrement dans les voyages internationaux. La volonté politique des gouvernants interfère aussi. Elle repose toujours sur un fondement sociologique, spécialement dans les démocraties, où les gouvernants répondent de leurs décisions devant les électeurs. Ils ont partagé les moyens pour combattre la maladie : c’est-à-dire, les vaccins et les infrastructures pour leur distribution.
Pourquoi l'Afrique semble-t-elle relativement épargnée ?
Ce sont précisément ces données qui expliquent pourquoi l’Afrique semble avoir été relativement moins atteinte par les premières vagues pandémiques : au niveau macrosociologique, elle est moins impliquée que les pays du Nord dans les flux de mobilité globale ; cependant, d’autre part, elle souffre particulièrement de l’absence d’une stratégie mondiale de contraste sanitaire : tandis que l’Union Européenne a réussi à imposer une vision plutôt égalitaire de la distribution des vaccins parmi ses États membres (ce qui n’était pas évident !), les Nations Unies n’ont pas pu appliquer la même mesure à l’échelle globale. Finalement, ce sont les pays du Sud, qui ont moins de pouvoir économique et moins de marge de manœuvre contractuelle à l’égard des producteurs de vaccins, qui se sont trouvés pénalisés. En fin de compte, cette situation déséquilibrée menace aujourd’hui d’exposer toute la planète à plus de risques de mutations du virus et par conséquent va prolonger demain la pandémie.
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Ettore Recchi : « La vraie source de nouvelles inégalités a été la maladie elle-même »