Médecins de premier recours, les généralistes sont aux premières loges pour mesurer les effets morbides de la crise sur la santé de leurs concitoyens. Ils s’alarment unanimement de la généralisation de la souffrance au travail. Et pointent déjà des problèmes d’accès aux spécialistes. Quand la crise économique s’invite dans le colloque singulier…
« Avec la crise… », « En temps de crise… », « Oui, mais nous sommes en crise ! », « En raison de la crise… » C’est la crise ! Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain, s’il faut en croire les « experts ». Elle est partout : à la télévision, dans les journaux, à la radio, sur les scènes de spectacles ; elle explique tout, elle justifie tout. Plus ou moins prégnante, suivant l’endroit où vous exercez, et la composition de votre patientèle, elle a aussi fait son entrée dans vos cabinets, parmi vos patients qu’elle a déjà touchés, qu’elle va bientôt toucher, qui ont peur d’être touchés, dont des proches ont été touchés. Et non sans conséquence sur leur santé, à quelque degré que ce soit.
«Indépendamment d’une situation catastrophique tel un licenciement, par exemple, une tension est là, en filigrane, explique le Dr Jacques Rouiller, 53 ans, généraliste à Saint-Coulomb (35). Car les conditions de travail ont changé, et l’ambiance générale aussi. Les gens ne peuvent plus rien refuser aux chefs. « Je ne peux pas m’arrêter, j’ai peur de perdre mon boulot », est une phrase qu’on entend de plus en plus souvent. Cela fait au moins deux mois que je n’ai pas entendu quelqu’un me dire « Je n’ai jamais pris d’arrêt de travail, je peux en prendre un ! » Les gens ne disent plus ça. » Hépigastralgies, troubles musculo-squelettiques (TMS), décompensation de dépression, troubles du sommeil sont parmi les symptômes les plus récurrents. « Ce sont des plaintes qui existent toujours plus ou moins, mais qui augmentent vraiment depuis quelques mois, ajoute Jacques Rouiller. Et dans toutes les catégories d’âge, les plus âgés s’inquiétent pour leurs enfants ou leurs petits-enfants. »
Fils licencié, mère déprimée
D’autant que certaines personnes âgées dépendent parfois financièrement des plus jeunes. Généraliste au centre de santé Léon Blum de Belfort (90), Marie-Pierre Colin peut en témoigner : « Pas plus tard que ce matin, j’ai vu une dame très déprimée, parce que son fils, intérimaire chez Peugeot, va être licencié. Et j’ai dû faire le nécessaire pour l’hospitaliser. La précarité est très grande dans notre région dont l’activité est centrée sur l’automobile. » Les conséquences de la crise du secteur automobile, c’est une chose que Martial Olivier-Koehret connaît bien aussi, pour exercer en Haute-Saône, « où les cars de Peugeot viennent - ou plutôt venaient - faire un ramassage », et où, surtout, la sous-traitance employait énormément de monde. « Les sous-traitants ont mis la clé sous la porte, et tout l’intérim a été supprimé. J’ai bien sûr des patients concernés. Cela se ressent fortement chez les gens ; ils sont inquiets. Moi, je constate qu’ils investissent beaucoup moins dans leur santé, et je ne parle pas seulement d’un point de vue financier, mais ce n’est pas une priorité. Les gens veulent des résultats tout de suite, pas des prises en charge à long terme qui supposent qu’on investisse sur l’avenir. Ils viennent souvent consulter pour plusieurs motifs, ou pour plusieurs personnes, et ils insistent sur le caractère renouvelable de la prescription. » Un constat fait aussi par Jacques Rouiller : « Les gens groupent sur une consultation plusieurs motifs ou plusieurs personnes, je trouve que c’est le paramètre le plus criant des consultations de médecine générale en ce moment. »
Pour Olivier Kandel, généraliste à Poitiers, le paramètre criant est, sans conteste, l’augmentation formidable des problèmes de souffrance au travail exprimés lors des consultations ; « Outre une morosité ambiante, même chez les gens qui ne sont objectivement pas touchés par la crise, je constate que toutes les catégories sociales sont touchées par la pression et le stress au travail. Alors que les consultations pour problèmes professionnels étaient auparavant dominées par les troubles musculo-squelettiques, aujourd’hui, c’est le stress au travail qui l’emporte. Et ce qui a changé, c’est qu’auparavant, les gens venaient consulter pour un symptôme, dont on découvrait, au détour du dialogue, qu’il était lié à un problème professionnel. Aujourd’hui, les gens savent très bien mettre en rapport leurs troubles somatoformes avec leurs difficultés au travail, et c’est pour ce motif qu’ils expriment d’emblée. »
"Il faut que je tienne"
Comme tous ses confrères, Olivier Kandel témoigne aussi du refus , de plus en plus fréquent, de l’arrêt de travail, sur le mode « il faut que je tienne, parce qu’on ne va pas supporter que je m’absente ». « J’ai beaucoup plus de mal à arrêter les gens qu’il y a cinq ans. Ils réclament des traitements pour ne pas s’arrêter. » Comme beaucoup d’entre eux, il constate aussi que si l’absence de travail rend malade, le travail tel que le subissent un nombre grandissant de personnes peut altérer gravement la santé. « Je suis frappé par la prolétarisation des employés dans certaines entreprises : CDD, non valorisation, mépris du travail effectué, précarité, harcèlement moral, chantage à l’emploi. Certains grands call centers emploient des jeunes peu diplômés, qui passent la journée le casque sur les oreilles et sous surveillance… Le travail en intérim s’écroule, surtout depuis janvier, y compris dans le bâtiment. Les gens allaient de contrat en contrat, aujourd’hui, c’est fini. Ils en parlent, bien sûr, ils sont inquiets. »
La précarité fait-elle renoncer aux soins, ou les fait-elle reporter à plus tard ? « J’ai l’impression contraire, dit Olivier Kandel. Quand ils sont arrivés au bout d’un processus de défense, les gens viennent vider leur sac dans nos cabinets. D’ailleurs, les deux internes qui travaillent ici depuis novembre dernier sont sidérés du nombre de prises en charge psychologiques que nous faisons… » Généraliste dans le 19e arrondissement parisien, le Dr Mickeal Riahi partagerait volontiers ce sentiment. « Un laboratoire d’analyse médicale me disait même récemment n’avoir jamais eu une activité aussi haute que depuis la crise. Cela pourrait marquer un certain refuge, non pas tant dans la maladie que dans la prise en charge médicale : les gens ont besoin de parler. Nous n’avons pas forcément énormément de solutions, mais ce que les patients attendent de nous surtout, c’est une écoute. » Pour sa part, "sans vouloir tirer de conclusions définitives", Jacques Roullier a lui aussi "le sentiment de faire quelque chose d’utile. Si on ne prenait pas le temps de prendre vraiment en charge nos patients, il y aurait plus d’explosions sociales », dit ce confrère de Bretagne, très agacé par les jugements de l’assurance-maladie, « trop d’IJ, trop d’anxiolytiques… ».
Péril sur l’accès aux soins
Pourtant, des médecins disent bel et bien constater un report des soins, chez ces plus démunis qui ne le sont pas « assez » pour bénéficier de la CMU. Installé à Narbonne, Bernard Méric constate ce fait, non pas tant à son cabinet qu’à la Maison médicale de garde de la ville. « L’hiver a été long et rigoureux, et les pathologies nombreuses. Et on a senti que les gens essayaient de se débrouiller seuls, de retarder le moment de consulter. Moyennant quoi, lorsqu’ils arrivent à la MMG, la pathologie s’est aggravée et nécessite un traitement plus lourd. Mais sans la CMU et avec 1 200, 1 300 ou 1 400 euros par mois pour faire vivre une famille, c’est dur. »
Plusieurs praticiens pointent la difficulté d’accès aux soins des populations ne pouvant bénéficier de la CMU, mais dont les revenus sont plus que modestes. Pour ceux-là, la crise vient accentuer une situation déjà lourdement pénalisée par les franchises. « Au centre de santé, nous pratiquons le tiers payant, et les personnes n’ont donc pas de problème pour accéder aux médecins généralistes, explique Marie-Pierre Colin. Pour autant, on observe, par exemple, des examens prescrits et non effectués s’il faut faire une avance de frais. Et l’accès aux spécialistes est très problématique : avec 800 euros par mois pour vivre, faire l’avance de 50 euros est strictement impossible. Nous sommes en train de réfléchir à une solution qui consisterait à ouvrir des vacations au centre à des spécialistes et/ou à passer convention avec des spécialistes de ville qui accepteraient de pratiquer le tiers payant à leur cabinet. Nous sommes très préoccupés par ce renoncement aux soins qui accentue les inégalités. »
Parfois, la crise n’est perceptible que par la morosité et l’inquiétude ambiante, et qui s’expriment dans les cabinets de médecine générale, sans qu’elle ait (encore) eu de réelles répercussions. Et cela, même dans des régions très exposées à la crise de l’emploi. Ainsi, à Vicherey (Vosges), le Dr Marie-France Gérard, l’un des généralistes de la maison médicale, si elle témoigne bien de la peur de la crise exprimée par les gens, « même ceux qui ne sont pas concernés », n’en constate pas encore les effets sur leur santé, et sur la consommation de soins. Pourtant, sur les 300 emplois de la verrerie proche – « à une époque, il y en avait 1 000 ! » - une centaine va disparaître… « Cela aura-t-il des répercussions sur l’accès aux soins ? Nous verrons. Mais il faut dire aussi que si nous comptons beaucoup de gens modestes dans notre clientèle, nous avons peu de gros problèmes sociaux comme certains de nos confrères en milieu urbain. Ici, c’est assez rural, et les gens se débrouillent, ils bricolent, ils jardinent, et s’en sortent. »
« Côté emploi, on dérouille », dit André Chassort, généraliste à La Clayette (71). Dans son canton, qui compte 6 800 habitants, ce sont l’équivalent de 200 emplois qui auront disparu en un an… « Les gens sont moroses, mais pas encore dépressifs, commente-t-il. Certes, j’ai quelques chômeurs dans ma clientèle, mais il y a le tampon, le filet de sécurité des lois sociales qui amortit les choses ? Le problème est de savoir jusqu’à quand…