La santé est un terrain de jeu de choix pour les gourous : entre les thérapeutiques alternatives et le phénomène d’emprise caractéristique des mouvances sectaires, il y a une frontière floue que les soignants doivent apprendre à distinguer.
Il faut se départir d’une vision datée de la secte, qui mettrait en scène un gourou en robe blanche psalmodiant des onomatopées ésotériques face à des adeptes aux bras levés et aux regards vides. Les mouvements sectaires aujourd’hui sont beaucoup plus diffus, ils recrutent via des canaux irriguant l’ensemble de la société… dont ceux liés à la santé. Celle-ci représente même l’un des principaux motifs de signalement à la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), qui a traité en 2021, selon son dernier rapport d’activité, 744 saisines en lien avec le secteur, dont 70 % concernaient les pratiques de soins non conventionnelles : naturopathie, reiki, nouvelle médecine germanique… De la thérapie alternative à l’emprise, le terrain est glissant, et la vigilance est donc de mise.
« Nous avons une explosion des demandes de 25 % dans toutes les catégories depuis le dernier rapport, y compris dans la santé, constate Donatien Le Vaillant, chef de la Miviludes. Et d’un point de vue qualitatif, on constate une très forte augmentation de ce type de fait via internet. » Ce phénomène pourrait notamment s’expliquer, avance-t-il, par la crise sanitaire qui « a été propice à beaucoup d’inquiétudes, à une fragilisation des liens familiaux, à des problèmes d’accès aux services de soins habituels, à une remise en cause de l’image de la médecine, et à une demande accrue pour des soins alternatifs ». Pascale Duval, porte-parole de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l'individu (Unadfi), qui lutte depuis des décennies contre les mouvements sectaires, partage ces explications, et met également en avant « une attitude qui est commune aujourd'hui, à savoir la consommation : certains préfèrent un praticien qui promet de guérir une dépression en trois mois qu’une psychanalyse qui prend des années ». Un comportement qui, malheureusement, néglige les risques associés à de telles pratiques.
Lien évident
Car pour les observateurs aguerris des dérives sectaires, le lien entre les pratiques non conventionnelles et les sectes est évident. « Dans le domaine du cancer, par exemple, il y a une telle recherche de solutions de la part des malades et de leurs familles que certains sont prêts à adhérer à toutes celles qui leur paraissent différentes de ce qu’on leur propose habituellement, explique le Pr Jacques Robert, professeur émérite d’oncologie à l’université de Bordeaux qui s’intéresse depuis longtemps à toutes les formes de charlatanisme. Et il ne faut pas croire que cela ne touche que des gens peu instruits, des marginaux, il y a des personnes extrêmement éduquées qui peuvent être victimes de ce genre de choses. »
Bien sûr, toutes les pratiques non conventionnelles ne sont pas sectaires. « Mais ces pratiques émanent souvent des mêmes principes ésotériques, hygiénistes, religieux que les groupes sectaires, note Pascale Duval. On peut donc voir des gens se radicaliser à une pratique de la même manière qu’ils se radicalisent à une croyance. » La responsable associative note également que certains praticiens « agissent sur la personne de façon à avoir une emprise sur elle, ce qui amène l’adepte à la triple rupture caractéristique de la dérive sectaire : rupture avec elle-même (changement de comportement dans la vie en général), rupture avec son entourage proche (impossibilité de partager avec des personnes qui ne partagent pas les mêmes croyances) et rupture avec la société (rejet des institutions). »
Situation paradoxale
Les soignants se retrouvent donc dans une situation paradoxale face au phénomène sectaire : d’un côté, ils se retrouvent en première ligne, car les victimes des mouvements sectaires sont aussi leurs patients, et de l’autre, ils sont souvent dans une position d’impuissance, car leurs compétences fondées sur la science sont précisément souvent ce contre quoi l’adepte se focalise, voire se radicalise. D’où la difficulté de trouver les bons leviers pour influer sur la situation.
Un consensus semble pourtant émerger : l’important est d’agir tôt, car il existe en matière de dérive sectaire un point de non-retour à partir duquel plus aucun dialogue n’est possible. « Quand la personne est sous emprise, il n’est plus possible d’avoir une action sur elle, l’emprise consiste justement à s’interdire de douter », note Pascale Duval. Il est donc important de mettre en garde une personne « dès qu’on la voit s’éloigner des soins conventionnels », tant qu’il est encore temps. « Si la personne parle de son recours aux soins non conventionnels à son médecin, c’est qu’il n’est pas encore sous emprise et que c’est rattrapable », analyse-t-elle. « Le drame, c’est la perte de contact et l’abandon de la thérapie, souligne Jacques Robert, il faut donc tout faire pour maintenir le contact. »
Réponse des pouvoirs publics
Et pour éviter qu’un praticien mis en cause ne fasse d’autre victime, il est important de donner l’alerte. Et c’est justement le rôle de la Miviludes. « N’importe qui peut nous saisir, nos conseillers sont là pour orienter les familles ainsi que les professionnels de santé s’ils se retrouvent perdus », rappelle Donatien Le Vaillant. Les pouvoirs publics semblent d’ailleurs décidés à agir plus fermement. En avril dernier, lors des assises nationales de lutte contre les dérives sectaires, la secrétaire d’État chargée de l’organisation territoriale et des professions de santé Agnès Firmin Le Bodo a annoncé la création d’un comité chargé de classifier et d’encadrer les pratiques de soins non conventionnelles, avec pour objectif d’en dresser une cartographie, et d’aboutir à un dispositif d’enregistrement.
Mais l’Unadfi, elle, souhaite aller plus loin. Lors d’un colloque organisé à la mi-mai sur les « idéologies sectaires à l’assaut de la santé », l’association a cité les préconisations de son groupe de travail sur la santé, qui demande notamment de « considérer la dimension sectaire comme inhérente à l’ensemble des pratiques des soins non conventionnelles », « d’assimiler à de l’exercice illégal de la médecine toute pratique à prétention thérapeutique ou de soin exercée par toute personne non professionnelle de santé », ou encore de refuser le remboursement de ces pratiques par les complémentaires, et leur installation au sein de structures médicales : Maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP), centres de santé, hôpitaux, cliniques, etc. « Certains entretiennent la confusion entre le fait d’avoir des lunettes et celui d’aller voir un maître reiki, dénonce Pascale Duval. Cela doit cesser. »