Modifier génétiquement l’embryon humain de la recherche jusqu’à la clinique afin de prévenir les maladies génétiques monogéniques. C’est ce qu’ambitionnent deux scientifiques nord-américaines qui n’ont pas froid aux yeux : la serial entrepreneuse Cathy Tie a co-fondé en août 2025 la société de biotechnologies Manhattan Genomics (MG), avec Eriona Hysolli, ancienne responsable de l’entreprise Colossal Biosciences qui souhaitait ressusciter des espèces disparues.
Pour cela, elles comptent s’appuyer sur l’édition génomique avec la méthode Crispr/Cas9, qui a déjà fait ses preuves pour les maladies d’origine génétique, comme en témoignent les récentes réussites dans la drépanocytose et la bêtathalassémie ou encore dans le déficit sévère en carbamoyl-phosphate synthétase 1 (CPS1).
Toutefois, la modification d’embryon humain pose des questions aussi bien scientifiques – effets dits « off-target », embryons « mosaïques » – qu’éthiques (transmission à la descendance, eugénisme). Ces recherches, encadrées par la convention d’Oviedo, sont ainsi fortement restreintes dans la majorité des pays, comme en France.
« Compte tenu des restrictions imposées au financement public de la recherche universitaire sur la modification génétique des embryons, cela pourrait être l'occasion pour le secteur privé de s’impliquer », a estimé la Dr Paula Amato, endocrinologue spécialisée dans la reproduction à l'Oregon Health & Science University (OHSU) (États-Unis) dans un article du média NPR.
« Nous avons un devoir envers les patients atteints de maladies incurables et invalidantes. […] Une majorité d'Américains soutient cette technologie », a soutenu Cathy Tie au média Wired. Mais ces projets inquiètent la communauté scientifique dont certains ont témoigné dans l’article de Wired, mais aussi dans un article publié par Nature. Contacté par le Quotidien, le Pr Hervé Chneiweiss, président du Comité d'éthique de l’Inserm, se déclare opposé à ces « délires ».
Le scandale des jumelles génétiquement modifiées
Officiellement, la première tentative de modification génétique avec Crispr/Cas9 d’embryon humain a été réalisée par une équipe chinoise en 2015 dans un modèle de bêtathalassémie. En 2017, une équipe de l’Institut Francis Crick (Royaume-Uni) avait elle aussi modifié des embryons humains afin de « comprendre les principes fondamentaux du développement humain ». Tous ces embryons n’avaient en revanche pas été implantés dans un utérus.
Puis en 2018, le scientifique chinois He Jiankui avait indigné la communauté scientifique en révélant qu’il avait modifié génétiquement avec Crispr/Cas9 des embryons humains pour leur conférer une résistance au virus de l’immunodéficience humaine (VIH). Ces embryons ont été implantés dans l’utérus de la mère et deux filles génétiquement modifiées sont nées, les jumelles Lulu et Nana. Le scientifique avait été condamné à trois ans de prison par le gouvernement chinois pour « pratique médicale illégale ». À la suite de l’affaire He, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait dépêché un comité consultatif d’experts pour produire de premières recommandations sur la modification du génome humain. De façon troublante, Cathy Tie a déclaré au média NPR une relation personnelle avec He Jiankui. Ce dernier a toutefois assuré au média Wired ne pas être impliqué dans Manhattan Genomics.
Quels sont les projets de Manhattan Genomics ?
Pour le moment, la société MG semble avancer à tâtons. Cathy Tie a seulement indiqué à Wired « que l'entreprise prévoit de suivre les recommandations formulées dans le rapport de la commission de l’OMS ». « Manhattan Genomics mènera des recherches approfondies et des tests de sécurité (souris puis singes) avant de tenter de créer des bébés génétiquement modifiés », a-t-elle assuré, ajoutant que « les essais sur l'homme ne sont pas prévus avant de nombreuses années et se heurteraient probablement à des obstacles réglementaires aux États-Unis ».
Pour elle, cette option thérapeutique serait envisageable dans le cadre de procédures d’assistance médicale à la procréation (AMP) où tous les embryons seraient porteurs d’une maladie monogénique. Une situation qui reste « rare » selon le Pr Kiran Musunuru, interviewé par Wired, et pour laquelle il est possible de recourir à des spermatozoïdes ou des ovules sains provenant de donneurs. « De plus, de nombreuses maladies génétiques sont causées par des mutations de novo difficiles à détecter en pré-implantatoire et pour lesquelles il serait plus pertinent d’intervenir au stade fœtal ou après la naissance », détaille le chercheur qui a participé au développement du premier traitement Crispr pour le CPS1.
Bluff ou pas bluff ?
De plus, les experts s’accordent sur le danger scientifique de ce projet. « Le niveau de sécurité requis est extrêmement élevé, explique Alexis Komor, biochimiste à l'université de Californie à San Diego, à Nature. Nous n'en sommes clairement pas encore là ».
À cela, Tie et Hysolli ripostent et maintiennent que « les méthodes utilisées pour modifier les gènes ont considérablement évolué depuis les expériences de He » et que des méthodes comme « l’édition de bases ou le prime editing » améliorent la précision de l’édition de gène par Crispr/Cas9. « Aucune de ces techniques ne nécessite de rompre les deux brins d’ADN [méthode originale d'édition génétique Crispr], une étape qui peut entraîner des changements chromosomiques drastiques dans les embryons », assure ainsi Cathy Tie. Un point qu’Alexis Komor nuance : « les chercheurs en sont encore à découvrir toute la gamme des modifications génétiques indésirables que peut entraîner l'édition de bases. Nous en savons encore moins sur les méthodes plus récentes telles que le prime editing ».
Pour Junjiu Huang, de l’équipe de 2015, le moment choisi pour le lancement de MG est « inapproprié ». « La technologie n'est pas encore mature, pas plus que l'éthique, le consensus social et le cadre juridique régissant son utilisation », explique-t-il à Nature. Un constat que rejoint le Pr Chneiweiss, qui avait par ailleurs participé au comité de l’OMS : « Scientifiquement c’est aujourd’hui impossible. Éthiquement il faudrait faire d’autres essais préliminaires “embryon et grossesse”, mais cela est évidemment interdit par la convention d’Oviedo. Tous ceux que je connais sont opposés à ces délires, car aucun des arguments avancés ne tient réellement la route ».
Le Pr Jeffrey Kahn, directeur du Berman Institute of Bioethics à l'université Johns Hopkins (États-Unis), a confié à Wired être « préoccupé par le fait que la modification génétique héréditaire contourne la voie habituelle de la recherche universitaire et soit reprise par des start-up technologiques ». Quant à Fyodor Urnov, professeur de thérapie moléculaire à l'université de Berkeley et directeur scientifique de l’Innovative Genomics Institute, il craint que « l'intérêt pour l'édition d'embryon humain à des fins reproductives ne soit motivé par une mentalité “quasi eugéniste” plutôt que par un véritable désir de guérir les maladies génétiques ».
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