LE QUOTIDIEN : Pourquoi fonder cette maison de la résilience ?
Pr CORALINE HINGRAY : Nous avions la volonté de faire sortir de l’invisibilité la question des violences sexuelles : les victimes n’ont pas à avoir honte ni à se cacher. Il s’agit aussi de proposer une structure d’ampleur, innovante en termes de soins intensifs, pour un phénomène massif : toutes les 3 minutes en France, un enfant et une femme sont victimes d’agression sexuelle ; 5,3 millions d’adultes ont souffert d’inceste.
Or les moyens actuels sont dérisoires, de l’aveu même du Haut Conseil à l’égalité, qui déplore la faiblesse des financements alloués aux centres régionaux du psychotraumatisme et à leurs antennes, comme le centre psychothérapique de Nancy (CPN) censé couvrir les besoins de toute la Lorraine Sud avec une dotation qui a augmenté de 50 000 à 90 000 euros, ce qui reste dramatiquement insuffisant. On ne peut être dans une société où la parole commence à se libérer sans une offre de soins à la hauteur pour proposer une réparation psychique et un changement de trajectoire aux victimes de violences sexuelles. D’autant que du point de vue judiciaire, 98 % des plaintes sont classées sans suite, ce qui accentue le risque de surtraumatisation.
Y a-t-il une spécificité des violences sexuelles ?
Ces violences sont le trauma le plus impactant. Elles réunissent quatre dimensions de gravité du psychotrauma. D’abord, elles surgissent d’une intentionnalité : un autre humain a voulu me faire du mal. Cela bouleverse la confiance dans le champ relationnel, d’autant que dans la majorité des cas dans l’enfance, la personne qui abuse est celle qui aurait dû aimer et protéger.
Ensuite, l’impuissance est majeure : un enfant ne peut s’opposer à un adulte, a fortiori contre un acte incompréhensible. Des phénomènes protecteurs se déclenchent face à cette effraction, qui rendent encore plus forte cette impuissance : immobilisation, déconnexion de ses émotions et de son corps…
Troisièmement, la parole de la victime n’est pas crue : elle est remise en cause, ou la gravité de l’évènement est banalisée, ce qui est traumatisant, en soi. Lorsque dans les soins, on traite le souvenir de l’agression, la défaillance du tiers doit être aussi ciblée.
Enfin, les violences sexuelles touchent aux parties les plus intimes du corps. Avec des conséquences neurobiologiques très importantes qui laissent des cicatrices dans les connectivités cérébrales.
Les violences sexuelles présentent donc des particularités qui ne doivent pas être invisibilisées, même si souvent, elles s’accompagnent d’autres formes de traumatisme (maltraitance émotionnelle, violences physiques, conjugales etc.). La société doit en prendre conscience et savoir qu’il y a un espoir : on peut se reconstruire, des thérapies existent.
Quels sont les symptômes que peuvent provoquer de telles violences ?
Les violences sexuelles peuvent être à l’origine de troubles dissociatifs : dépersonnalisation, déréalisation, amnésie dissociative et trouble dissociatif de l’identité (TDI), qui concernerait 1,5 % de la population générale dans le monde, voire 3,5 % des étudiants selon la dernière méta-analyse.
En France, en 2023, 183 cas de TDI ont été diagnostiqués. Cette sous reconnaissance s’explique par une symptomatologie « caméléon » : ces TDI prennent l’allure de troubles du comportement alimentaire ou du sommeil, d’hallucinations, de troubles des émotions, de l’humeur, etc. Le mécanisme dissociatif peut même conduire à des crises fonctionnelles dissociatives (anciennement appelées Cnep). La maison de la résilience est le premier centre d’expertise diagnostique de ces troubles dissociatifs ; l’un de ses intérêts réside dans son association à notre service d’interaction neuropsychiatrique, ACT N’PSY, spécialisé dans les troubles neurologiques fonctionnels dissociatifs.
Concrètement, comment se déroule la prise en charge à la maison de la résilience ?
Même s’il peut être orienté par un professionnel, nous tenons à ce que ce soit le patient qui nous sollicite de lui-même. La prise en charge est intensive et requiert de l’investissement et le souhait de s’inscrire dans un tel parcours. Certaines personnes peuvent ne pas en ressentir la nécessité, ou ne pas se trouver à un moment opportun dans leur vie.
Notre parcours de soins utilise la métaphore végétale « racines, tronc, fleurs, branches », qui offre un cadre symbolique clair pour comprendre, accompagner et valoriser chaque étape du processus de reconstruction.
Après la constitution d’un dossier, où la personne remplit des échelles sur son ou ses traumas et son niveau de dissociation et évoque ses attentes, elle est reçue en entretien, « racine », par un binôme (médecin et/ou psychologue et/ou infirmier). On évalue la symptomatologie du patient pour poser un diagnostic, une évaluation qui bénéficie notamment de notre expertise sur les troubles dissociatifs.
Puis le « tronc » de la prise en charge consiste en trois demi-journées de psycho-éducation par groupe de 8 à 10 personnes au cours desquelles sont définis le trauma lié aux violences sexuelles et la symptomatologie. Comprendre ce qui arrive est la première étape pour agir sur ses troubles. Les principes de la thérapie sont expliqués : l’intégration des éléments traumatiques passe par l’exposition à ces évènements : je me rappelle ce qui m’est arrivé en sécurité, entouré par des soignants qui ont des outils, pour qu’à force de revoir le film d’horreur, la peur s’éteigne.
Les patients ont aussi des rendez-vous avec un psychologue, participent à des groupes de régulation émotionnelle qu’on appelle « bulle » où ils ont des exercices de respiration, relaxation, et d’ancrage dans l’ici et maintenant, et peuvent bénéficier d’un travail corporel avec une psychomotricienne ou d’un accompagnement social si besoin… Sans oublier les consultations avec infirmiers et médecins pour réajuster les traitements et assurer un suivi personnalisé. Nous comptons aussi mettre en place d’autres groupes de parole, « les branches », autour des relations affectives et de la sexualité, du TDI. À terme, le groupe « jardin » doit récolter tous les outils.
Une juriste peut accompagner le dépôt de plainte ou aider à comprendre l’absence de poursuite. Jamais nous ne forçons un dépôt de plainte, vu le taux de classements sans suite. C’est pourtant un acte fort pour remettre la peur du côté de l’agresseur et protéger potentiellement d’autres victimes : cette phase peut être thérapeutique, qu’il y ait condamnation ou pas. Dans tous les cas, une victime peut se reconstruire, sans plainte ou sans reconnaissance judiciaire, la maison de la résilience est là pour cela !
Quel est le profil de vos premiers patients ?
La Maison a ouvert à la fin de novembre 2024 et suit déjà plus de 450 patients, à 80 % des femmes, victimes d’incestes, de violences multiples, de viols à l’âge adulte, de violences conjugales… Chaque semaine, 150 viennent suivre ces soins en hospitalisation de jour (par demi-journée) et nous recevons 15 à 40 nouvelles demandes. Nous accueillons enfants, adolescents et adultes.
Nous avons fait le choix de recevoir un grand nombre de patients ; nous espérons en accompagner plus de 1 000 par an. Cela signifie qu’on ne peut les suivre jusqu’au rétablissement complet : il ne faut pas croire qu’en 15 séances seulement, on puisse soigner un trauma complexe. Nos prises en charge intensives sur six mois à un an portent l’espoir de changer une trajectoire de vie sans pour autant avoir l’ambition de tout régler. Aussi demandons-nous que la personne bénéficie d’un suivi extérieur, pour ne pas se sentir abandonnée à la fin du programme et que le relais soit aisé.
Comment définissez-vous la résilience ?
Nous reprenons le terme utilisé en agronomie pour décrire le processus de la plante qui résiste au gel l’hiver et renaît au printemps. Qu’est-ce que guérir d’un traumatisme lié à des violences sexuelles ? Il ne s’agit pas d’effacer ce qui s’est passé, mais de rétablir les fonctionnalités et d’accepter ses cicatrices. Comme l’a dit une patiente de la maison de la résilience : « ces évènements ne me définissent plus et n’impactent plus mon présent ». L’art de la résilience se rapproche à mes yeux du Kintsugi japonais, qui consiste à réparer des porcelaines cassées en recollant les morceaux avec de l’or. Nous n’attendons pas de tous nos patients qu’ils subliment leurs blessures, mais au moins qu’ils retrouvent une fonctionnalité.
Quelles sont les thérapies éprouvées des traumatismes liés aux violences sexuelles ?
Les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) d’exposition centrées sur le trauma et l’EMDR sont reconnues comme ayant le plus haut niveau de preuve. L’hypnothérapie et l’intégration des cycles de vie (ICV) sont intéressantes. Nous avons ces compétences au sein de la maison de la résilience. Sans oublier les prises en charge corporelles pour se réapproprier son corps et intégrer les expériences traumatisantes profondément.
Si la psychothérapie est supérieure aux approches médicamenteuses dans le psychotrauma, il est parfois nécessaire d’y recourir selon les comorbidités : antidépresseurs, notamment ISRS pour la dépression ou les troubles anxieux, l’antihypertenseur prazosine pour les cauchemars traumatiques, les bêtabloquants (propranolol) quand il y a une hyperactivation neurovégétative… La naltrexone peut aussi être utilisée ponctuellement pour les troubles dissociatifs, mais on manque encore de littérature.
Les psychothérapies augmentées par psychédéliques sont prometteuses, mais en l’absence de validation, nous n’y avons pas recours dans notre structure actuellement.
Comment la maison est-elle financée ?
Elle repose sur un partenariat entre le CHRU et le CPN, avec le soutien de l’agence régionale de santé. La prise en charge globale est financée par la T2A. Cela nous permet d’être autonomes et de créer environ 25 postes. Nous avons vocation à grandir et à essaimer, et nous nous réjouissons que la mission sur la soumission chimique nous cite comme l’un des projets innovants.
Nous voulons aussi porter des projets de recherche, comme Dissociation : identification et analyse guidée par intelligence artificielle (Diag), qui vise à créer un outil d’aide au diagnostic de la clinique dissociative, encore très mal connue, grâce à l’IA et aux LLM (les grands modèles de langage sont des technologies d’IA, NDLR). Actuellement, les symptômes dissociatifs jouent en défaveur des victimes, d’autant que les experts y sont encore peu formés. Cette recherche du discrédit des victimes chez certains avocats, comme on a pu le voir dans le procès Depardieu, n’est pas tolérable. Cet outil pourrait apporter du crédit à la parole des victimes dans le cadre des procédures judiciaires.
Repères
2019
Lancement des centres régionaux de psychotraumatologie et du centre national de ressources et de résilience (CN2R)
2021
Création de la commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) après la publication de La familia grande de Camille Kouchner
2024
La Pr Hingray fonde la maison de la résilience à Nancy, qui sera inaugurée le 6 mai 2025. Elle reçoit la médaille de chevalière de l'Ordre national du mérite
2025
Les troubles neurologiques fonctionnels font leur entrée dans le référentiel du Collège des enseignants de neurologie ; le terme de crise fonctionnelle dissociative remplace celui de crises non-épileptiques psychogènes usité depuis 2013
Lancement d’un plan d’action pour combattre les violences sexuelles et sexistes en santé
CCAM technique : des trous dans la raquette des revalorisations
Dr Patrick Gasser (Avenir Spé) : « Mon but n’est pas de m’opposer à mes collègues médecins généralistes »
Congrès de la SNFMI 2024 : la médecine interne à la loupe
La nouvelle convention médicale publiée au Journal officiel, le G à 30 euros le 22 décembre 2024