La santé communautaire va parfois plus vite que les médecins. Selon une récente enquête menée aux Pays-Bas et publiée dans Eurosurveillance, près d’un quart des transgenres et des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes (HSH) aurait déjà recours à la doxyPrep, c’est-à-dire à la prise régulière de doxycycline en prophylaxie pré-exposition des infections sexuellement transmissibles (IST), ou à la doxyPEP pour la post-exposition. Un usage totalement informel, sans prescription et non contrôlé qui fait craindre aux auteurs l’émergence de résistances bactériennes et de troubles du microbiote.
Sur les 1 633 personnes ayant répondu à un questionnaire en ligne entre fin février et début mai 2024, 22 % affirmaient avoir déjà eu recours de manière informelle et sans prescription à la doxyPEP ou la doxyPrEP, 15 % affirmaient même y avoir eu recours récemment, et 65 % déclaraient avoir la ferme intention d’en prendre. Entre 2021 et 2022, une enquête similaire avait été menée à Amsterdam. En comparant les résultats des deux travaux, les auteurs constatent dans leur analyse une augmentation substantielle de l’usage informel de la doxyPEP/Prep entre 2022 et 2024. Les usagers vivaient plus fréquemment que les autres avec le VIH et pratiquaient plus souvent le chemsex.
Sur les 246 répondeurs qui affirment avoir utilisé la doxycycline, 114 l’ont utilisé en prophylaxie post-exposition (PEP), 71 en prophylaxie post-exposition (Prep) et 61 combinaient les deux. Les usagers de la doxyPEP l’ont utilisé en moyenne 2 à 4 fois au cours des 6 derniers mois, à chaque fois pendant 2 jours consécutifs en médiane.
Un usage qui prête le flanc aux critiques
Les entretiens menés dans le cadre de cette étude « montrent que l’usage informel de la doxyPEP/Prep peut être influencé par des avis non médicaux, ce qui implique de possibles mauvaises prises de décision, faute de connaissances nécessaires », précisent les auteurs. Ces données « soulignent le besoin de recommandations, de campagnes d’information et d’explications individualisées », ajoutent-ils.
Bien que majoritaire, la doxycycline n’était pas le seul médicament utilisé. D’autres antibiotiques, comme l’azithromycine, la ciprofloxacine et l’amoxicilline, ont également été employés. Dans certains cas, les usagers ne se souvenaient pas de l’antibiotique pris. « C’est une mauvaise idée, réagit le Pr Jean-Michel Molina, principal investigateur des essais ANRS Ipergay et Doxyvac. Il faut uniquement utiliser la doxycycline qui pose moins de problèmes de tolérance. Les autres antibiotiques ont plus d’impact sur le microbiote et présentent plus de risque de résistance car ils sont aussi plus largement utilisés dans d’autres indications. C’est la raison pour laquelle il faut accompagner les choses plutôt que de laisser les gens sans repère. »
L’intérêt de la doxyPEP/Prep a été démontré dans plusieurs études. La France a été précurseur en la matière : les premières données démontrant une efficacité de la doxyPEP proviennent d’une sous-étude de l’essai Ipergay chez des HSH utilisant une Prep en prévention du VIH. Chez les 116 participants sous doxyPEP (200 mg dans les 24 heures qui suivent l’exposition), le risque d’IST était diminué de 47 % par rapport au groupe témoin sans prophylaxie. Dans le détail, la doxyPEP réduisait davantage les risques de syphilis (-73 %) et de chlamydia (-70 %) que celui de gonorrhée (-17 %).
Ces résultats ont ensuite été confirmés dans l’étude ANRS Doxyvac qui évaluait chez les HSH à la fois le recours à la doxyPEP (200 mg dans les 24 à 72 heures suivant un rapport sexuel non protégé) et la vaccination contre le méningocoque de type B (le 4CMenB, supposé alors pouvoir protéger de l’infection par le gonocoque). Au bout de 14 mois de suivi, la doxyPEP était associée à une diminution de 83 % du risque de syphilis et/ou de chlamydia, et à une baisse de seulement 33 % de la gonorrhée, alors que la vaccination par le 4CMenB n’était pas associée à une diminution significative du risque de gonorrhée. Aux États-Unis, l’étude Doxypep est parvenue à des résultats similaires, ce qui a conduit les Centres de contrôle et de prévention des maladies américains (CDC) à en recommander l’utilisation.
Des interrogations demeurent cependant sur les risques supposés de cette stratégie. Aussi, la plupart des pays européens, en dehors de la Grande-Bretagne, ne se sont pas prononcés à ce jour, même si la Société européenne contre le sida (EACS) recommande la doxyPEP chez des utilisateurs de Prep VIH. Un groupe d’experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et du Centre européen pour le contrôle et la prévention des maladies (ECDC) est actuellement à pied d’œuvre pour produire un rapport qui pourrait inciter les différentes tutelles nationales à sauter le pas.
En France aussi, la doxyPEP progresse
Le gouvernement néerlandais a récemment publié un texte dans lequel il précisait ne pas recommander la doxyPrep ni la doxyPEP. Toutefois, pour réduire le risque lié aux prises non supervisées, la doxyPEP peut être prescrite au cas par cas, accompagnée de conseils et d’informations. En France, la Haute Autorité de santé (HAS) est à peu près sur la même ligne en post-exposition : pas de recommandation mais une autorisation pour une pratique qui doit rester « exceptionnelle ».
Comme leurs homologues des Pays-Bas, les populations exposées de l’Hexagone ont aussi commencé à s’emparer de la doxycycline en prophylaxie pré-exposition, indique au Quotidien le Dr Bruno Spire, chercheur au Sesstim. « Certains médecins considèrent que le risque d’IST est suffisamment grave pour justifier de prescrire la doxycycline en prévention, explique-t-il. Même s’il n’y a pas de consensus pour savoir à qui la proposer. »
Les principaux risques évoqués au sujet de la doxyPrep/PEP sont de deux ordres : le risque d’émergence de résistances bactériennes et la perturbation du microbiote. « Ces risques n’empêchent pas de proposer la doxycycline pendant plusieurs mois aux patients qui souffrent d’acné inflammatoire, fait remarquer le Dr Spire. En revanche le sujet de la résistance des gonocoques est un vrai problème. » Une inquiétude que ne partage pas tout à fait le Pr Molina : « L’exposition in vitro à la doxycycline n’induit pas de résistance chez le Treponema pallidum ni la chlamydia qui restent sensibles à cet antibiotique utilisé depuis plus de 50 ans. Elle ne génère de résistance que chez le gonocoque, mais on considère déjà que 80 à 90 % des souches le sont déjà. En France, cet antibiotique n’est plus utilisé depuis longtemps pour traiter les infections à gonocoque. »
Des données rassurantes à confirmer
« En revanche, prévient le Pr Molina, il faut être prudent sur le fait que l’on n’augmente pas le risque de résistances croisées des gonocoques à d’autres antibiotiques comme les céphalosporines. » Certains chercheurs pointent également le risque d’émergence de résistances dans des bactéries non ciblées par la PEP. Dans l’étude Doxypep, le recours à la doxycycline en prophylaxie post-exposition a été associé à une diminution du portage oral de staphylocoques dorés, mais aussi à une légère augmentation de la proportion de souches résistantes.
En ce qui concerne le microbiote, « on a pris un peu de retard en France, reconnaît le Pr Molina. Mais deux publications récentes (une dans Nature Communications et l’autre dans Nature Medecine, NDLR) montrent qu’il y a peu d’impact sur la composition bactérienne du microbiote ».
Si le Dr Bruno Spire juge les données actuellement disponibles insuffisantes pour établir des recommandations, le Pr Molina n’est pas complètement de cet avis. « Dans les IST, nous n’avons que peu de stratégies efficaces, autres que le préservatif et le fait de dire de pas avoir trop de partenaires », explique ce dernier. Selon lui, les données d’efficacité et de sécurité sont d’ores et déjà suffisantes pour préconiser l’usage de la doxyPEP de façon encadrée : « C’est un outil, peut-être pas le meilleur, mais il est important que les gens puissent s’en emparer. » L’infectiologue de l’Université de Paris Cité préconise de limiter l’usage à une prise par semaine maximum, chez les personnes ayant des IST fréquentes.
« En tant que chercheur proche des usagers, je pense que ce qu’il nous faut c’est un vaccin contre les gonocoques en complément de la doxyPEP, juge le Dr Bruno Spire. Cela fait même longtemps que nous devrions en avoir un, car on dispose déjà un vaccin contre le méningocoque alors que c’est pratiquement la même bactérie. La seule raison pour laquelle on commence tout juste à développer ce type de vaccin, c’est parce que cela n’intéressait pas les firmes jusqu’à récemment. » Le Pr Molina juge aussi très important de développer des vaccins contre les IST bactériennes, mais cela s’avère beaucoup plus complexe que prévu avec de nombreuses tentatives jusqu’ici infructueuses.
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