La contre-indication en phase aiguë reste de mise

AINS et Covid : l'alerte de la pharmacovigilance

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Publié le 04/12/2020
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Si des études de cohorte ont semblé remettre en question la contre-indication des AINS en phase précoce du Covid-19, les centres de pharmacovigilance de Tours et de Marseille prouvent que les recommandations actuelles sont pertinentes.

Ne pas interrompre les traitements pour des maladies chroniques

Ne pas interrompre les traitements pour des maladies chroniques
Crédit photo : Phanie

Pour les membres des centres de pharmacovigilance de Tours et de Marseille, la recommandation d'éviter la prise d'ibuprofène pour traiter les symptômes de Covid-19 doit toujours être prise au sérieux. Dans une série de 39 cas à paraître, ces médecins décrivent les trajectoires de patients jeunes (âgés en médiane de 55 ans), sans facteur de risque particulier, dont la forme grave de la maladie peut être attribuée à une prise ponctuelle d'anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS).

Dans cette série, cinq patients sont décédés, 14 ont vu leur pronostic vital engagé et 24 ont été hospitalisés. Tous ont souffert de symptômes respiratoires aigus au cours du traitement par AINS. Dans la majorité des cas (59 %), l'ibuprofène était en cause. Le motif invoqué pour la prise du médicament était la toux ou la fièvre dans 42 % des cas, un syndrome grippal dans 29 % des cas ou une fièvre isolée (12 %). Dans deux tiers des cas, l'AINS a été pris à la suite d'une première manifestation non spécifique.

Des patients atypiques

Ce qui frappe les auteurs, c'est que, par rapport aux données de Santé publique France sur les hospitalisations en réanimation pour infection Covid à la même période, les 17 patients de la série ayant fait une pneumonie avec insuffisance respiratoire aiguë sont plus jeunes, ont plutôt moins de comorbidités (41 % vs 79 %) et font plus d’épisodes de syndrome de détresse respiratoire aigu (88 % vs 35 %). Ceci « suggère que l’exposition à un AINS à la phase précoce de l’infection à SARS-CoV-2 pour des symptômes aspécifiques a pu contribuer à développer une forme grave d’infection Covid », estiment les auteurs.

Concernant les mécanismes d’action délétères des AINS, les auteurs suspectent le blocage du processus normal d’inflammation et une action sur le récepteur ACE2, cette porte d'entrée du virus dans les cellules humaines. Par ailleurs, « une fièvre accompagnée d’une toux peut signer le début d’une infection pulmonaire virale ou bactérienne donc à risque de complication, alors même que l’absence de bénéfice d’un AINS dans cette situation a été clairement soulignée par de nombreuses publications et par la Société française de pneumologie de langue française », ont-ils expliqué dans un rapport adressé à l'ANSM.

Une alerte dès 2019

Les risques associés aux AINS ne datent pas de la pandémie, comme le rappelle Joëlle Micallef, présidente du réseau français d'addictovigilance et co-auteur de cette série de cas : « un rapport de pharmacovigilance avait été fait en 2019 sur le risque d'aggravation des infections bactériennes à la suite de prise ponctuelle d'AINS, et notamment d'ibuprofène ». À l'origine, des observations chez l'animal avaient donné l'alerte. « Si on inocule un pneumocoque chez le singe et qu'on le traite par l’ibuprofène, la pathologie flambe, rapporte la Pr Micallef. C'est dans ce cadre que nous avons exploré l'effet de cette classe médicamenteuse sur les infections à SARS-CoV-2 ».

Sollicitée par l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) à ce sujet, l'Agence européenne des médicaments (EMA) a conclu, à l’issue de sa réunion du 14 au 17 avril 2020, que, dans les résumés des caractéristiques des produits des spécialités contenant de l'ibuprofène et du kétoprofène, il fallait ajouter l'existence d'un risque de masquage des symptômes mais n'a pas retenu le risque d'altération des défenses immunitaires.

À l’étranger, la Food and Drug Administration américaine (FDA) ne déconseille pas l'utilisation des AINS en phase aiguë du Covid, pas plus que l’OMS ou l’Agence australienne du médicament (TGA). Pour l’Agence canadienne du médicament et des technologies de la santé (ACMTS), « lors du choix d’un médicament pour soulager la fièvre ou la douleur causée par le Covid, les patients et les professionnels de la santé devraient tenir compte de toutes les options thérapeutiques, notamment l’acétaminophène (paracétamol) et les AINS », indique-t-elle dans une mise au point actualisée le 15 juin. 

Remise en cause par des études de cohorte

Les observations françaises entrent ainsi en conflit avec les données de plusieurs études de cohorte. Dans une d'entre elles, publiée dans « Plos Medicine » (1), et portant sur 9 236 patients testés positifs pour le SARS-CoV-2, dont 248 avaient reçu une prescription pour un AINS, les chercheurs de l'université du Danemark du Sud ont constaté une absence de surmortalité à 30 jours d'hospitalisation ou de mise sous assistance respiratoire en cas de prescription d'AINS. D'autres études américaines (2) ou sud-coréennes (3) semblent aller dans le même sens.

Pour la Pr Micallef, de telles études de pharmaco-épidémiologie ne répondent pas à la question d'un point de vue médical. « Les auteurs ont regardé les délivrances jusqu'à un mois avant le déclenchement de la maladie, explique-t-elle. Cela ne nous renseigne pas sur le risque associé à une prise ponctuelle en phase aiguë. De plus, les patients ne sont décrits que sur une base microbiologique, on ne sait pas quels symptômes ils ont présentés ». D’un point de vue pratique, quand un patient prend de l’ibuprofène pour de la toux, rien ne dit que c’est le Covid ou un autre virus ou un tableau infectieux bactérien sous-jacent que l’ibuprofène risque d’aggraver. La Pr Micallef remet enfin en cause la mortalité comme critère de jugement principal, compte tenu de la petite taille des échantillons.

La spécialiste insiste cependant sur un point : « on parle bien de prise d'AINS pour traiter la phase aiguë de la maladie ! Les personnes qui en prennent de façon chronique présentent les caractéristiques habituelles des patients hospitalisés pour des formes graves », abondant ainsi dans le sens des recommandations des autorités sanitaires de ne pas interrompre les traitements pour des maladies chroniques.

(1) L C Lund, Plos Medicine, sept 2020, doi.org/10.1371/journal.pmed.1003308 
(2) Chang et al, medRxiv, juillet 2020 doi.org/10.1101/2020.07.03.20145581 
(3) Choi et al, Journal of Clinical Medecine, juin 2020, vol 6 p1959

Damien Coulomb

Source : Le Quotidien du médecin