Éric Vivier, professeur d’immunologie à Marseille : « Suractiver les cellules NK permettra de lutter contre le cancer »

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Publié le 23/05/2025
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Éric Vivier, pionnier dans l’étude et l’exploitation de l’immunité innée, a été récompensé par la fondation ARC pour la recherche sur le cancer, qui lui a décerné au mois d’avril le prix Léopold Griffuel de recherche translationnelle et clinique.

Les cellules NK ont un double effet antitumoral, l’un direct et l’autre indirect en activant les lymphocytes

Les cellules NK ont un double effet antitumoral, l’un direct et l’autre indirect en activant les lymphocytes
Crédit photo : PHANIE

LE QUOTIDIEN : En quoi consistent vos travaux de recherche sur l’immunité innée qui vous valent ce prix ?

ÉRIC VIVIER : À l’instar de nos collègues qui ont mis en évidence que l’on peut manipuler les lymphocytes T du système immunitaire adaptatif pour mieux contrôler les cancers (prix Nobel 2018), nous avons découvert les mécanismes qui permettent de « libérer », c’est-à-dire de suractiver la réponse immunitaire des cellules natural killers (NK).
Ces cellules du système immunitaire inné sont capables de reconnaître des cellules tumorales et quand elles les reconnaissent, elles les tuent. Elles sont aussi capables d’activer la réponse adaptative du système immunitaire. Autrement dit, en jouant sur la première ligne de défense du système immunitaire, nous cherchons à avoir un double effet : un effet antitumoral direct grâce aux cellules NK et l’activation de la deuxième ligne de défense, les lymphocytes T.
Nos découvertes nous ont permis de proposer à Innate Pharma, société de biotechnologie marseillaise, de développer de nouveaux médicaments à base d’anticorps qui bloquent les freins ou appuient sur les accélérateurs de la réponse immunitaire des cellules NK.

Quels traitements avez-vous développés à partir de vos découvertes ?

Nous avons mis au point un premier médicament pour débloquer les freins de la réponse immunitaire dans le cancer du poumon, le monalizumab, actuellement en phase 3, la dernière avant qu’il soit approuvé. Ce médicament s’appuie directement sur les résultats des recherches fondamentales conduites au centre d’immunologie de Marseille-Luminy (CIML). La particularité de notre laboratoire est d’aller de la recherche fondamentale au médicament. Nous avons un deuxième médicament en cours de développement pour appuyer sur les accélérateurs dans certaines leucémies chez l’adulte, les leucémies aiguës myéloïdes.

Pour quels autres types de cancers la suractivation des cellules NK peut-elle s’avérer efficace ?

C’est ce qu’on explore ! On a commencé à travailler aussi sur les cancers du sein et les cancers colorectaux, en particulier les métastases hépatiques des cancers colorectaux.

Cette thérapie a-t-elle des effets secondaires ? Si oui, lesquels ?

Les effets secondaires de l’immunothérapie sont radicalement différents de ceux de la chimiothérapie car les médicaments prennent pour cible le système immunitaire et non la tumeur. Le problème de la chimiothérapie est qu’elle ne tue pas que des cellules tumorales, elle peut aussi provoquer de la mort cellulaire collatérale, ce qui entraîne la perte des cheveux, des diarrhées, des problèmes respiratoires et cutanés, etc. Parmi les effets secondaires des produits qui libèrent la réponse immunitaire, il peut y avoir des symptômes d’auto-immunité ou d’inflammation qui sont, en règle générale, bien pris en charge et moins sévères que ceux des thérapies classiques contre le cancer.

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Quand vous avez créé votre laboratoire, en 1995, au sein du CIML, comment avez-vous eu l’idée d’exploiter l’immunité innée contre les cancers ?

Quand je suis arrivé à Harvard (en 1989 pour un post-doc en immunologie, NDLR), on m’a demandé d’étudier les NK, point ! Cela m’a intéressé d’emblée et j’ai eu la chance de faire des découvertes qui m’ont permis de poursuivre mes recherches et de rentrer en France. On connaissait, alors, encore peu de choses sur les NK qui avaient été découvertes vingt ans plus tôt, en 1975. On savait que ces cellules pouvaient en tuer d’autres, ce qui n’a rien d’anodin ! Je me suis donc penché sur la régulation de ces cellules : comment sont-elles capables de distinguer le bon grain de l’ivraie ? Quand j’ai créé le laboratoire au CIML, en 1995, c’était un laboratoire de recherche fondamentale sur les NK. Au sein de l’équipe, nous avons rapidement compris leurs mécanismes inhibiteurs et envisagé de faire un médicament contre le cancer. D’où Innate Pharma en 1999 parce que mettre au point des candidats médicaments sans une structure privée, ce n’est pas possible !

Combien faut-il investir pour développer un médicament contre le cancer ?

Pour passer de la découverte au médicament, il faut en moyenne vingt ans et 1,5 milliard d’euros. Et ce, pour un seul médicament ! Rien que la phase 3 du monalizumab sur 1 000 patients à travers le monde coûte plusieurs centaines de millions de dollars. Notre laboratoire a le privilège d’être bien financé au niveau européen : avec notre équipe, j’ai été lauréat à quatre reprises du Conseil européen de la recherche, ce qui représente 2,5 millions d’euros tous les cinq ans et nous permet de faire tourner un laboratoire d’une quinzaine de personnes.

Grâce au prix Léopold Griffuel de la fondation ARC pour la recherche sur le cancer, vous allez recevoir 100 000 euros pour financer vos recherches. Comment allez-vous utiliser cette somme ?

Explorer quelque chose de nouveau ! Cela paraît évident mais pour obtenir des financements, il faut des résultats préliminaires et vous ne pouvez pas avoir des résultats préliminaires sans argent. Cet argent « libre » va donc nous permettre d’explorer de nouveaux champs, en particulier dans le domaine de la bio-informatique, où nous avons besoin de recruter des talents. Ces 100 000 euros sont les bienvenus et je tiens à remercier les donateurs de la fondation ARC, qui croient à l’importance de la recherche fondamentale avec des conséquences dans la prise en charge des maladies.

Un parcours hors du commun

Éric Vivier, docteur en médecine vétérinaire et professeur d’immunologie à l’Université Aix-Marseille (AMU), à l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM) et à l’École polytechnique dirige deux laboratoires à Marseille, l’un au centre d’immunologie de Marseille-Luminy (CIML), l’un des plus gros instituts d’immunologie en Europe, le second à l’hôpital de La Timone (AP-HM). Il est le directeur scientifique de la société marseillaise de biotechnologie Innate Pharma*, qu’il a cofondé en 1999. Membre de l’Académie de médecine, titulaire d’une chaire de la fondation Gustave Roussy, il est aussi président du Paris-Saclay Cancer Cluster (PSCC). Chevalier de la Légion d’honneur et officier dans l’Ordre national du Mérite, il recevra en juin les insignes d’officier dans l’Ordre des Palmes académiques à Marseille.

*Innate Pharma, société de biotechnologie marseillaise, créée en 1999, travaille avec de nombreux laboratoires publics et privés (dont Sanofi ou AstraZeneca). Cotée en Bourse (Euronext, Nasdaq), elle a levé plus de 800 millions d’euros depuis sa création.


Source : Le Quotidien du Médecin