Un pas en avant, deux pas en arrière… Depuis 2016, seulement deux haltes soins addictions ont vu le jour dans le cadre d’une expérimentation et des incertitudes pèsent sur leur pérennisation au premier janvier prochain. Un mouvement à contre-courant d’une dizaine de pays en Europe qui développent ces espaces de consommation sécurisée.
Le compte à rebours est lancé. Le 1er janvier 2026, si le dispositif n’est pas pérennisé par les parlementaires, les haltes soins addictions (HSA) de Paris (espace Jean-Pierre Lhomme animé par l’association Gaïa) et de Strasbourg (Argos, association Ithaque) fermeront leurs portes. Interpellé au Sénat fin avril, le ministre chargé de la Santé et de l’Accès aux soins, Yannick Neuder, avait promis qu’un rapport du gouvernement fondé sur une évaluation de l’unité de recherche en santé publique Reshape serait produit pour ouvrir le débat au Parlement.
Pourtant les données ne manquaient pas sur les HSA, ex-salles de consommation à moindre risque. En France, deux rapports, l’un de l’Inserm en 2021 et l’autre de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) en 2024, préconisent déjà d’inscrire les HSA dans le droit commun. « Cela fait neuf ans qu’on répond à toutes les questions du monde, je n’en peux plus ! », se souvient la Dr Élisabeth Avril, qui dirige la HSA de Paris ouverte en 2016 au sein de l’hôpital de Lariboisière.
En ce début de mois de juin, l’omerta règne sur ce nouveau rapport comme sur les intentions du gouvernement. Contactés par Le Quotidien, les membres du Reshape situé à Lyon affirment « ne pas vouloir communiquer à ce stade », tandis que le ministère n’a pas répondu à nos sollicitations. Pourtant, selon la Dr Avril, cette évaluation aurait déjà été rendue. « Un comité de pilotage doit avoir lieu dans les tout prochains jours, avait-elle expliqué lors d’une table ronde organisée le 12 mai au palais du Luxembourg par la sénatrice écologiste de Paris Anne Souyris. Comité auquel nous n’avons pas été conviés pas plus que les représentants des usagers fréquentant la salle ou les associations de riverains, ce qui dénote d’un mépris envers tous les acteurs de terrain. »
L’Assemblée nationale en attente
Les parlementaires ne sont, à ce stade, pas beaucoup plus éclairés. « On nous a promis ce rapport avant le 1erjuillet, mais nous n’avons pas eu plus d’informations », explique la députée socialiste de la 4e circonscription de la Manche Anna Pic. Politiquement, les signes inquiétants s’accumulent : le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, s’est inscrit dans la continuité de son prédécesseur, Gérald Darmanin, en affirmant n’avoir « jamais été favorable aux “salles de shoot” (nom péjoratif donné aux HSA, NDLR). Elles créent plus de problèmes qu’elles n’en règlent. »
Anna Pic a, de plus, constaté un revirement des députés du parti Renaissance. Le 17 avril, elle a déposé une proposition de loi visant à pérenniser les HSA, pour laquelle elle avait contacté une dizaine de parlementaires du bloc central qui s’étaient déclarés prêts à soutenir le texte. « Mais quand il a fallu passer à l’action, ils n’ont pas répondu présents », témoigne l’élue dont la proposition de loi n’a toujours pas été mise à l’agenda, autre signe de mauvais augure.
Cette hostilité supposée du gouvernement aux HSA a conduit mi-avril Médecins du Monde, Aides et la Fédération Addiction à déposer deux recours devant les tribunaux administratifs de Paris et Montreuil, accusant l’État d’inaction, voire d’obstruction active, à la création de ces dispositifs, en particulier à Marseille. Les plaignants anticipent un délai de six à huit mois avant une réponse du ministère et une éventuelle date d’audience. « Si le dispositif n’est pas pérennisé d’ici là, il pourrait ne plus être possible de faire reconnaître une faute de la part de l’État car les HSA ne feraient plus partie des missions inscrites dans la loi de 2016 de modernisation de notre système de santé », explique au Quotidien l’avocat Jim Villetard, du cabinet Bourdon & Associés, chargé de défendre les plaignants.
Plus de 150 espaces de consommation à l’étranger
Si les deux HSA sont contraintes à la fermeture administrative, la France accentuera son retard à l’international en matière de politique de réduction des risques. La première salle date de 1986 à Berne, en Suisse, et plus de 150 espaces de consommation ont depuis ouvert leurs portes dans 16 pays, l’Europe en comptant 106 (voir carte). En Suisse, il existe désormais 15 sites de consommation sécurisée, 39 au Canada et 28 au Pays-Bas. Les deux seules HSA françaises ouvertes accueillent 1 600 personnes, soit moins de 1 % des 342 000 usagers problématiques de drogues estimés en 2023.
Les salles installées à l’étranger ont fait l’objet d’environ 70 études publiées dans des journaux à comité de lecture, selon un décompte de l’Inserm. Selon des chercheurs canadiens (1) , en combinant les résultats de quatre études, l'utilisation d’une salle de consommation est associée à une réduction du partage de seringues de 69 %, critère associé à une diminution du risque d’infection par le VIH ou le VHC.
En 2004, un rapport européen sur les salles de consommation faisait déjà état d’une augmentation de l'utilisation de matériel stérile. Une étude menée sur les salles espagnoles (2) a montré un impact positif en termes de réduction de l’injection dans l’espace public et de partage de matériel usagé.
Même si la France est l’un des pays les moins touchés au monde par les décès par overdose avec, en 2017, 4 à 6 par million d’habitants contre 217 aux États-Unis, des bénéfices sont attendus. Selon une étude à Vancouver, les salles baissent de 35 % la mortalité par surdose dans les 500 m et de 9,3 % dans le reste de la ville (3). Autre mission, un accès aux soins facilité est rapporté dans plusieurs études en Amérique du Nord et au Danemark.
Des salles socialement mieux acceptées mais parfois menacées
Dans les pays pionniers, les salles continuent de s’adapter. En Hollande, un projet de distribution d’héroïne dont la qualité est contrôlée est en cours de montage. « À Genève, une salle a ouvert à proximité d’une crèche, et les usagers font des petits boulots à la crèche, explique Marie Öngün-Rombaldi, déléguée générale de la Fédération Addiction. La question des enfants est importante car on dit souvent en France qu’on ne doit pas installer une HSA ou même un Caarud (centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues, NDLR) à proximité d’un établissement scolaire. Cela revient à dire que les usagers sont des monstres qui ne peuvent pas être installés près des enfants ».
La présence des lieux de consommation supervisée n’est pas toujours considérée comme acquise pour autant, même dans les pays en pointe. Plusieurs États canadiens dirigés par des formations politiques conservatrices opèrent en ce moment un véritable virage : le Québec est en train d’adopter une loi interdisant l’installation de salles à moins de 500 m des établissements scolaires.
Politisation du débat
Si les données de la littérature sont aussi unanimes, qu’est-ce qui explique les blocages politiques actuels ? « La France n’a pas une politique pragmatique en matière de drogue », répond le Pr Amine Benyamina, chef du département de psychiatrie et d’addictologie de l’hôpital universitaire Paul-Brousse (AP-HP). Le président d’Addict’Aide n’économise pas ses munitions quand il tire sur la classe politique : « les gens chargés de voter des lois souhaitent avant tout ne pas être contestés par leur électorat et leurs camarades de droite ou de gauche, accuse-t-il. La France est malade de la politisation des questions de santé. »
Dans le débat public de plus en plus polarisé et enflammé, les acteurs de la réduction des risques partent avec un handicap, comme le constate Marie Öngün-Rombaldi : « Les salles de consommation organisent une fixation de représentation et de clichés sur les personnes utilisatrices de drogues et les personnes qui les accompagnent. »
(1) M.-J. Milloy et al., Addiction, 2009. DOI: 10.1111/j.1360-0443.2009.02541.x
(2) C. Folch et al., International Journal of Drug Policy, 2018, vol 62, p 24-29
(3) B. Marshall et al., The Lancet, 2011, vol 377, n°9775, p 1429-1437