C’est un lieu commun : le système de santé français est fondé sur les soins, et non sur la prévention. Voilà qui serait l’une des sources des difficultés que nous connaissons. Comme tous les clichés, celui-ci il mérite cependant d’être exploré, alors que le gouvernement affiche sa volonté d'avancer sur ce terrain.
« Et de la prévention ». Ces quatre mots, ajoutés au printemps dernier à l’intitulé officiel du ministère de la Santé, ont mis du baume au cœur de tous ceux qui, depuis des années voire des décennies, se désolaient de voir la France concentrer ses efforts sur le traitement des maladies, négligeant les actions qui permettent de les éviter. Au commencement étant le verbe, ils se prennent à rêver qu’un changement de nom avenue Duquesne entraîne un changement de politique de santé dans tout le pays. Reste que la route est encore longue, car les classements internationaux sont formels : notre pays consacre moins de 2,8 % de ses dépenses de santé à la prévention, ce qui ne le positionne qu’au 20e rang des 26 pays européens de l’OCDE (voir graphique), loin du Danemark (8,8 %), de l’Italie (6,4 %), du Royaume-Uni (6,1 %), mais aussi de pays à plus faible revenu comme l’Estonie (4,8 %) ou la République tchèque (3,8 %).
« La France n’a pas vraiment une culture de prévention, et cela se retrouve dans les chiffres, prévient le Pr Philippe Amouyel, professeur de santé publique à l’université de Lille. Certes, si on regarde l’espérance de vie à la naissance, nous sommes au deuxième rang de l’Union européenne, avec 79,9 ans chez les hommes et 85,9 ans chez les femmes. Pour l’espérance de vie des femmes, seule l’Espagne fait mieux. Mais si on regarde l’espérance de vie sans incapacité, nous dégringolons au 10e rang : avec 63,7 ans pour les hommes et 64,6 pour les femmes, nous sommes bien loin de Malte (72,9 et 73,5) ou encore de la Suède (73,8 et 72). » Or, selon celui qui dirige le service de santé publique, d’épidémiologie, d’économie de la santé et de prévention du CHU de la capitale des Flandres, de telles différences ne peuvent pas s’expliquer par le niveau des traitements : ceux que Malte propose restent inférieurs à ceux que l’on trouve dans l’hexagone. « Ce qui joue, c’est notamment la prévention, décrypte-t-il, qui fait qu’on va vieillir avec moins de maladies, moins de handicap, etc. »
Préventions plurielles
Reste qu’une fois la faiblesse française en matière de prévention identifiée, on n’a fait qu’une partie du chemin. Car on met souvent derrière ce mot des réalités très différentes. « La prévention, cela peut vouloir dire mille choses à la fois », avertit le Dr Yves Charpak, médecin de santé publique et membre du Conseil d’administration de la Société française de santé publique (SFSP). Celui-ci prend l’exemple des traitements anti-hypertenseurs, souvent prescrits alors que le patient n’a pas de symptômes. « C’est un acte médical, avec un médicament remboursé par l’Assurance maladie, et c’est en même temps un acte de prévention par excellence », relève-t-il, invitant à distinguer ce qui, dans la prévention, relève des interventions individuelles, et ce qui relève des interventions collectives.
Les problèmes de définition liés à la prévention incitent d’ailleurs certains analystes à relativiser le sous-investissement français en la matière. « La manière dont les dépenses de prévention sont comptabilisées ne joue pas en faveur de la France, car certains actes de prévention sont chez nous inclus dans les actes curatifs », explique Laure Millet, responsable du programme santé à l’Institut Montaigne. Ce qui ne veut pas dire qu’à ses yeux, rien ne doit être fait, bien au contraire. Car quand on parle de prévention, ce ne sont pas les marges de progression qui manquent.
« Ne serait-ce qu’en matière de dépistage, la France est très en retard par exemple pour ce qui est du cancer de l’utérus, pour lequel seulement 22 % des femmes éligibles font un dépistage contre 50 % au sein de l’UE, ou encore le cancer du sein, où nous sommes à 53 % contre plus de 80 % dans des pays comme le Danemark, la Finlande ou la Slovénie », pointe Laure Millet. Au-delà des dépistages, ce sont les modes de vie qui doivent être modifiés. « La mortalité liée à des causes évitables par la prévention reste très élevé, que l’on parle du tabac, de l’alcool, etc. », souligne Philippe Amouyel. Rappelons que le tabac reste, d’après Santé Publique France, la première cause de mortalité évitable avec 75 000 décès annuels, suivi de l’alcool avec plus de 40 000 décès annuels. Et la liste des secteurs dans laquelle les efforts préventifs de notre pays sont insuffisants peut s’allonger. Yves Charpak, par exemple, y ajoute, de manière non exhaustive, « l’alimentation, les accidents de la route, ou encore la santé au travail ».
Du plan à sa mise en œuvre
Reste que plutôt que de pleurer sur le lait renversé, mieux vaut se retrousser les manches et chercher à corriger ce qui cloche dans le système de prévention. Et davantage que les idées pour prévenir les maladies, ce qui semble pécher, ce sont modalités concrètes de leur mise en œuvre. « En France, nous faisons beaucoup de plans de prévention et de santé publique, il y en a eu une dizaine, commente Yves Charpak. Celui qui est en vigueur actuellement contient de très bonnes choses, mais sa mise en œuvre, qui relève souvent à la fois du niveau interministériel et du niveau local, n’est pas suffisamment structurée. » Or pour passer de l’intention à sa réalisation, la courroi essentielle, mais quelque peu défectueuse, semble être celle qui lie les décideurs aux acteurs de terrain.
« Le besoin de prévention dans ma région, les Hauts-de-France, n’est pas forcément le même qu’à Nice ou à Bordeaux, estime Philippe Amouyel. Ce sont des programmes qu’il faut piloter à partir des territoires. » « On gagnerait à s’inspirer d’initiatives qui fonctionnent bien à l’étranger, par exemple le concept de responsabilité populationnelle qui vient du Québec [et qui est expérimenté dans cinq territoires par la Fédération hospitalière de France, ndlr], abonde Laure Millet. L’idée est de construire des objectifs à l’échelle du bassin de vie, et de laisser les acteurs de santé s’organiser pour définir les actions qui permettront d’atteindre ces objectifs. »
Mais au-delà de la méthode, c’est aussi le mode de financement de la prévention qui doit être modifié. « Ce n’est pas le tout de dire qu’on va faire de la prévention, avertit Philippe Amouyel. Il va y avoir de fortes tensions sur les financements, et si l’on ne décide pas qu’il faut dédier une partie des moyens à la prévention annuellement, c’est elle qui va servir de variable d’ajustement. » D’où l’idée, essentielle selon lui, d’inclure un volet prévention qui serait sanctuarisé dans l’Objectif national de dépenses d’Assurance maladie (Ondam).
Une question de culture… ou d’inculture
La question, bien sûr, est de savoir si, une fois les obstacles liés à la gouvernance et au financement levés, les professionnels de santé sont suffisamment formés pour mettre en œuvre les actions de prévention nécessaire. Si l’on en croit Yves Charpak, des efforts restent à faire sur la formation des médecins à ce sujet. « Les médecins ont trop peu de recul, par exemple, sur les nuances qu’il y a entre le diagnostic, qui est un acte individuel, et le dépistage, qui est collectif, note-t-il. Ce sont des questions qui ne sont pas assez débattues lors des études de médecine. » Philippe Amouyel, cependant, estime que l’on peut arriver à de très bons résultats dans les facultés, citant l’exemple d’actions menées par ses étudiants lors de courts stages où ils préparent une intervention et vont la mettre en œuvre « en solo » auprès du public. « Je suis bluffé par leur imagination, leur enthousiasme, et pour eux c’est très positif, c’est un vrai contact avec le monde réel », se réjouit-il.
Reste un point, et non des moindres : développer la culture de la prévention, non pas chez les soignants, mais dans la population. « Il se passe déjà des choses positives, on voit souvent des enfants faire la leçon à leurs parents et leur dire qu’il ne faut pas boire du Coca », remarque Philippe Amouyel. Mais pour avoir un véritable impact, il faudra probablement aller plus loin, et « rénover la démocratie sanitaire », prévient-il. « On peut lancer des oukases 24 heures sur 24, cela ne marchera pas si on n’implique pas les citoyens, si on n’organise pas des débats, des conférences locales », prévient-il. L’objectif : que les citoyens s’approprient la politique de prévention. Voilà qui n’est pas une mince affaire, mais qui, paradoxalement, pourrait s’avérer moins insurmontable aujourd’hui qu’il y a quelques années. « Avant la crise, nous étions tout au plus quelques centaines de spécialistes de santé publique en France, alors que maintenant, nous sommes 60 millions, sourit Philippe Amouyel. Certes, il arrive à certains d’entre eux de dire n’importe quoi, mais il y a au moins une prise de conscience collective, et il y a donc une fenêtre de tir. » En joue !