Vaccin antigrippe, renouvellement de traitements chroniques et désormais de pilules… Les exemples d’actes médicaux délégués aux pharmaciens ou aux infirmières sont de plus en plus nombreux. Au grand dam de l’Ordre des Médecins qui regrette que tout cela se fasse sans cadre clairement défini. Il est grand temps de se poser la question de la faisabilité à grande échelle de ces transferts de tâches car la loi HPST et la mise en place des ARS augurent du développement de nouveaux projets. Et si on demandait d’abord aux acteurs de santé s’ils étaient d’accord… Et à quelles conditions ?
Depuis une dizaine d’années, lentement mais sûrement, de nouvelles compétences médicales sont déléguées à d’autres professionnels de santé, dans une relative indifférence. Mais avec la loi « Hôpital, patients, santé et territoire » de juillet 2009, qui y consacre tout un chapitre, on commence à changer de vitesse. Et depuis la parution début juin d’un décret qui met quasiment hors du jeu le médecin dans la prescription de la contraception, les représentants de la profession veulent mettre le holà. Pourtant, la délégation de tâche n’est pas tout à fait une idée neuve. Pour mémoire, depuis 2001, les pharmaciens peuvent délivrer sans ordonnance une contraception d’urgence, y compris aux mineures. Depuis fin 2008, les infirmières peuvent vacciner elles-mêmes les personnes à risques contre la grippe hors primo injection, vaccins que les pharmaciens auront délivrés au patient sans ordonnance. Depuis début 2008, les officinaux sont autorisés « dans le cadre d’un traitement chronique, à titre exceptionnel et sous réserve d’informer le médecin prescripteur » à renouveler des ordonnances, avec remboursement de l’Assurance-maladie, dans la limite d’une boîte par ordonnance. À l’époque, cette mesure avait pour vocation d’officialiser et de réglementer la pratique du « dépannage » pour éviter les ruptures de traitement. Dans le même esprit, depuis avril 2007, l’Assurance-maladie rembourse les lunettes renouvelées par un opticien pour un assuré qui est en mesure de présenter une ordonnance vieille de moins de trois ans et sans avoir besoin de revoir son ophtalmologiste. Par exemple, lorsqu’il a cassé ses lunettes. Mais entre dépannage occasionnel et transfert de droit de prescription généralisé, la frontière est peut-être en train d’être franchie.
C’est ce qui explique la levée de bouclier de la profession médicale qui a accompagné la parution début juin du décret de la loi HPST. Celui-ci prévoit que les infirmiers puissent renouveler une prescription, datant de moins de un an, pour tout type de contraceptif oral, pour une durée maximale de six mois. Dans le même temps, les pharmaciens peuvent désormais, lorsque la durée de validité d’une ordonnance datant de moins d’un an est expirée, dispenser les contraceptifs pour une durée supplémentaire non renouvelable de six mois. Un pas en avant de trop ? Le CNOM a immédiatement réagi, à l’unisson des syndicats de médecins libéraux en rappelant son hostilité à une mesure « susceptible de faire courir des risques aux patientes et d’entraîner une prise en charge dégradée des femmes ». Il invite donc les médecins prescripteurs à indiquer la mention « non renouvelable » sur l’ordonnance « dès qu’ils l’estimeront nécessaire ». Certains ont peut-être à l’esprit qu’en Grande-Bretagne, par exemple, le renouvellement d’ordonnance par le pharmacien a depuis longtemps dépassé la simple logique du « dépannage ». Dans ce pays, le système du « repeat prescription » ne vaut pas uniquement pour les maladies chroniques ou la contraception. Le médecin généraliste peut contracter un accord avec le pharmacien afin que le patient puisse aller directement à la pharmacie pour voir son traitement renouveler sans consultation médicale.
Une origine américaine
Progrès ou régression ? En fait, la démographie des professionnels de santé dicte de plus en plus ces évolutions. « Au-delà du problème quantitatif, c’est le potentiel de production de soins médicaux qui va chuter », répète inexorablement le Pr Yvon Berland, Doyen de l’université de Marseille. La solution proposée dès 2002 par le président de l’Observatoire national de la démographie des professions de santé, est celle de la coopération professionnelle, née aux États-Unis, il y a une vingtaine d’années pour pallier le manque de médecins. Les expérimentations menées en France en 2006 et 2007, sous l’égide de la HAS, ont montré leur faisabilité. Certes ces transferts se sont beaucoup passés dans un cadre hospitalier, avec un système de rémunération salariée, mais pas uniquement. L’exception notable de l’expérimentation Asalee dans les Deux-Sèvres a représenté pendant trois ans l’une des rares expérimentations de coopération des professionnels de santé en secteur ambulatoire libéral et la seule dans le champ du premier recours (lire Le Généraliste du xx/xx/2005). Des infirmières s’y sont vues confier par les médecins généralistes la gestion informatique de certaines données des patients diabétiques de type 2 et des consultations d’éducation thérapeutique. Fin 2008, l’IRDES dressait un bilan très positif de l’expérience notamment en matière d’amélioration du suivi et d’efficience du dispositif. L’année suivante, l’expérimentation a été étendue neuf départements dans quatre régions avec 45 cabinets, 120 médecins généralistes et 22 infirmières. Dans ses recommandations de 2008 sur la « coopération entre professionnels de santé », la HAS notait que « des nouvelles formes de coopération, non reconnues, se développent de manière informelle en France qui renseignent sur les opportunités d’évolution des pratiques ». A la même époque, la MSA lance deux expérimentations pour deux ans sur « un mode d’organisation, fondé sur la coopération volontaire entre médecin et infirmier, autour d’un même patient atteint d’une pathologie chronique (diabète et hypertension) » sur deux sites : une maison de santé pluridisciplinaire en zone rurale dans l’Aveyron et des cabinets médicaux indépendants en zone semi-urbaine au sud de Nantes.
Dans ce contexte, la loi Bachelot n’a fait que donner un cadre légal à ces expérimentations mais a aussi pour but de susciter de nouvelles vocations. L’article 51 introduit la possibilité pour les professionnels de santé de « s’engager, à leur initiative, dans une démarche de coopération ayant pour objet d’opérer entre eux des transferts d’activités ou d’actes de soins… ». Cependant l’arrêté publié en décembre 2009 se heurte à la désapprobation de l’ensemble des Ordres de santé. En particulier la disposition stipulant que « des professionnels, qui n’ont pas les titres nécessaires, peuvent pratiquer des actes ou des activités qui ne relèveraient pas de leur domaine de compétence légal, dans le cadre de protocole de coopération, après avoir reçu l’autorisation du directeur général de l’agence régionale de santé (ARS) ». Levée de boucliers aussi des présidents de syndicats médicaux qui s’accordent au moins sur ce point : « Les compétences, ça s’acquiert, mais ça ne se transfère pas ». Et ça se décrète encore moins !
Pénurie et déséquilibre
Et d’ailleurs, les paramédicaux sont-ils eux-mêmes preneurs de transferts ? Les premiers en lice, kinés et infirmières sont déjà en sous-effectif dans le secteur libéral et leur emploi du temps est à saturation. « Le transfert de tâches risque de poser un sérieux problème dans les régions qui en auraient le plus besoin, avertit Danièle Levy, chercheur au Centre de sociologie et de démographie médicale (CSDM). N’oublions pas qu’un transfert de tâches se fait de « donneurs » à « receveurs » ; or, en France, il y a 4 infirmières pour 10 médecins dans le secteur libéral et 40 pour 10 dans le secteur hospitalier ». Dans ces conditions, certains estiment qu’il faut poser le problème différemment. « Il faut créer un intérêt à agir des professionnels et ne pas présenter ces coopérations comme une solution face à la rareté médicale », observe Raymond Le Moign de la HAS. « Le transfert de tâches entre professionnels, est une solution qui passe par l’acquisition de nouvelles compétences au travers de formations, rappelle pour sa part le Pr Berland, selon lequel « il faut définir le contour des métiers ainsi que les compétences pour exercer, incluant des décisions diagnostiques, et comportant une activité de dépistage et de prévention ». Dans le cadre de sa mission, Elisabeth Hubert semble en tout cas bien décidé& à ne pas éluder le sujet. Elle estime « évident que ceci doit être fait dans le respect et la validation de la capacité des professionnels à assurer les tâches qui vont leur être attribuées. Il doit s’agir de tâches pour lesquelles les professionnels à qui les médecins délégueront ont été formés. Même si ce n’est pas forcément avec un diplôme validé, car on est dans un pays où la validation des acquis existe ».
Et si un métier n’existe pas pour couvrir certains besoins ? Un premier master de « pratique avancée en soins infirmiers » vient d’être mis en place par l'École des hautes études en santé publique (EHESP) et l'université de la Méditerranée d'Aix-Marseille. Ces infirmières aux compétences étendues seront capables de dispenser des soins experts dans le champ infirmier. Elles pourraient, à partir de 2025, remplir un rôle équivalent à celui des praticiennes aux États-Unis, des cliniciennes en Grande Bretagne, ou des infirmières praticiennes de première ligne au Québec (voir encadré). « Si le cas se présente, dans le cadre d'un protocole national de coopération, elles se verront également attribuer des activités jusque-là réservées au domaine médical » explique Christophe Debout, responsable pédagogique du master au sein de l'EHESP.
La valeur du C, principal frein à la délégation
Reste que le nerf de la guerre tourne une fois de plus autour des modes de rémunération. On ne peut dissocier l’aspect économique de l’exercice de la profession. « Un des nœuds du problème, un des obstacles à lever, c’est le point de la rémunération », confirme Michel Chassang, président de la CSMF, qui assure pourtant « être en faveur du transfert de tâches ». Même son de cloche pour Claude Bronner, co-président d’Union Généraliste : « La délégation de tâches est certainement une solution d’avenir, mais syndicalement je ne peux que m’y opposer. Le généraliste, pour avoir un revenu correct, doit faire des actes simples et pas trop longs. Or, une infirmière qui fait un vaccin lui prend un acte facile. ». Michel Combier, président de l’UNOF, renchérit : « Lâcher de l’acte ? Non, tant que les missions des uns et des autres et les forfaits ne sont pas définis. Les économies ne doivent pas être faites sur le dos des médecins ».
Travailler avec des infirmières ou des kinés ? Les généralistes le font tous les jours et ça se passe plutôt bien. Mais leur abandonner des actes ? Ca passe plus difficilement. Claude Leicher ne mâche pas ses mots : « On ne peut pas imaginer dans le cadre d’un paiement à l’acte, que toutes les pathologies que nous prenons en charge soient transférées à d’autres professionnels, sans que soit rémunérer notre travail de coordination, » martèle le président de MG France. Claude Bronner se fait plus précis: « Soit il faut un système où une grande partie de notre revenu est perçue par forfait, soit un système où l’activité est valorisée raisonnablement (ex 2 C pour un suivi lourd) ». « La question n’est pas uniquement là, tranche Elisabeth Hubert. Les questions à se poser pour chacun sont : que comprend l’acte médical ? Où se situe ma valeur ajoutée ? Où est-ce que je perds du temps en faisant des tâches techniques ou administratives qui ne sont pas de mon niveau ? Quelles tâches peuvent être réalisées par d’autres professionnels ? Faut-il donner aux médecins des forfaits pour faire de l’administratif ou doivent-ils faire moins d’administratif ? »
Dépasser la sémantique et les corporatismes
Même s’il est difficile de s'accorder sur une sémantique commune et de trancher entre la "délégation de tâches" ou le "transfert de compétences", la meilleure façon d’éviter une trop forte mainmise de l’Etat est peut-être d’envisager que ces coopérations soient décrites et mises en œuvre par les professionnels eux-mêmes. « Si les professionnels ne s’approprient pas ce sujet, ça n’avancera pas », remarque Michel Chassang qui soutient que « les mentalités évoluent ». Lentement, certes.
Les médecins peuvent-ils sur ce sujet camper sur des positions défensives ? Pas sûr, car pendant ce temps les déserts médicaux gagnent du terrain. « Je préfère un « Oui, mais » qu’un « Non, parce que », prévient Elisabeth Hubert. Il va falloir trouver une solution au fait que dans dix ans nous n’aurons pas assez de professionnels de proximité. Les actes à distance seront un moyen de pallier cette pénurie, mais il faudra aussi trouver un moyen pour qu’un certain nombre de professionnels, non pas établissent un diagnostic, mais puissent réaliser des démarches qui aident au diagnostic ».
Autonomiser les professions, comme cela se pratique dans les pays anglo-saxons, modifier leur image sociale par une meilleure reconnaissance universitaire, définir quelles sont les missions de chacun des acteurs, notamment le rôle de coordination du généraliste, et ensuite trouver un modèle économique dans lequel les médecins et les autres professionnels percevraient une rémunération complémentaire du paiement à l’acte, voilà qui devrait redonner de l’attractivité au monde libéral.