LE QUOTIDIEN : Pouvez-vous décrire votre exercice actuel ?
ARNAUD DELEHAYE : Je suis docteur junior, en neuvième semestre d’internat à l’AP-HP, et je termine un stage d’anesthésie-réanimation en neurochirurgie à la Pitié-Salpêtrière. Je resterai le semestre prochain à la Pitié, avant de prendre dans un an un poste de chef de clinique à Lille.
Dr SONIA DELAPORTE CERCEAU : J’exerce pour ma part à l’hôpital Trousseau, également à l’AP-HP, et j’ai une activité exclusivement pédiatrique, partagée entre l’anesthésie et la réanimation. Je travaille plus spécifiquement sur l’ambulatoire, ainsi que sur l’unité de soins continus de notre réanimation pour les brûlés.
Qu’est-ce qui vous a conduits vers la médecine en général, et vers l’anesthésie-réanimation en particulier ?
A. D. : J’ai beaucoup hésité au lycée entre une classe préparatoire vers laquelle mes professeurs me poussaient car j’aimais les maths et la physique, et la médecine qui m’attirait, notamment parce que mes deux parents sont médecins. J’ai finalement opté pour ce que je connaissais le mieux pour en entendre parler tous les jours à la maison. Aider les gens, soigner, cela me paraissait avoir du sens. J’ai fait mes études à Lille et le début a été dur, c’était beaucoup de par cœur. Mais à partir de la quatrième année, quand j’ai commencé à aller en stage, je me suis senti davantage à ma place. J’aimais beaucoup la réanimation mais quand j’ai passé l’internat, en 2019, le DES de médecine intensive-réanimation venait d’être créé et j’ai préféré ne pas m’engager dans une spécialité qui n’avait pas encore fait ses preuves. J’ai finalement choisi l’anesthésie-réanimation, que je connaissais un peu moins mais qui avait pour elle notamment le côté transversal, la possibilité d’être au bloc, et la polyvalence de l’exercice pour la suite.
Notre travail porte sur tout le circuit du patient : avant, pendant et après l’intervention
Arnaud Delehaye
Dr S. D. C. : J’ai, de mon côté, dès le collège, voulu faire médecine, mais je n’étais pas un très bon élément dans les matières scientifiques et j’ai été orientée vers une filière littéraire. J’ai finalement rattrapé la filière scientifique en terminale pour pouvoir espérer avoir médecine, et les premières années, à la faculté de Saint-Antoine à Paris, ont été douloureuses… J’ai très vite su que je voulais faire de l’anesthésie-réanimation, j’étais attirée par le travail d’équipe, je ne me voyais pas du tout exercer en cabinet. C’était aussi la grande époque de l’humanitaire, avec la Chaîne de l’espoir, Médecins du monde, et je voyais bien que cette spécialité très complète me permettrait de participer à ce mouvement. C’est comme cela que je suis partie faire mon internat à Lille en 1991.
Un cliché souvent colporté par des médecins d’autres spécialités veut que les anesthésistes dorment autant que leurs patients. Comment réagissez-vous ?
A. D. : C’est effectivement quelque chose qu’on entend souvent. C’est le point de vue du chirurgien qui ne voit l’anesthésiste qu’au moment où l’on endort le patient, puis qui le voit repasser de temps en temps pour vérifier que tout va bien. Mais ce point de vue ne reflète pas notre travail, qui porte sur tout le circuit du patient : avant, pendant et après l’intervention. C’est justement pour cela que la spécialité a été renommée « anesthésie-réanimation et médecine péri-opératoire ». Il ne faut par ailleurs pas oublier que l’anesthésiste gère souvent plusieurs salles, et que quand un patient est endormi dans l’une, il s’en va souvent auprès d’un nouveau patient.
Dr S. D. C. : Ce cliché est en effet très présent, et il l’était encore plus quand j’ai commencé : les anesthésistes de la génération antérieure n’étaient pas forcément internes des hôpitaux, ce qui accentuait certains préjugés. Je pense que cette idée reçue perdure en partie parce qu’au bloc, nous sommes parfois vus comme des « prestataires ». Les gens identifient bien la chirurgie mais l’anesthésie est presque un métier de l’ombre. Avec les chirurgiens, nous avons tendance à nous croiser : nous partons du bloc quand ils y arrivent et inversement. Mais ce sont aussi les chirurgiens qui mesurent le mieux ce que nous faisons : quand ils sont avec un mauvais anesthésiste, ils ne sont pas en sécurité et le savent.
Un autre cliché sur l’anesthésie-réanimation concerne la rémunération, notamment dans le privé. Cela fait-il partie selon vous de l’attractivité de la spécialité ?
Dr S. D. C. : Dans mon cas, cette question ne se pose pas vraiment : dans le privé, la spécialité est beaucoup moins large. J’ai, comme beaucoup d’internes, fait quelques remplacements dans le privé, mais c’est un choix de carrière que je n’ai jamais vraiment envisagé, quelle que soit la rémunération. Il reste vrai qu’à l’époque, il y avait beaucoup de demandes en anesthésie-réanimation dans le privé, avec de très gros salaires.
A. D. : La rémunération fait partie de l’équation pour certains internes, notamment en début d’internat, quand personne ne sait vraiment ce que sera sa future carrière. Nous avons la possibilité de travailler dans des CHU spécialisés, dans des hôpitaux plus polyvalents, de partir dans le privé pour avoir plus de liberté sur le temps de travail et sur la rémunération, et nous avons aussi la possibilité de ne pas faire ce choix, avec un exercice mixte qui équilibre la diversité de l’exercice, la pluralité des patients, et une certaine rémunération. En ce qui me concerne, je pars plutôt vers une carrière universitaire et je ne pense donc pas vraiment m’orienter vers le privé.
Comment la spécialité a-t-elle évolué depuis que vous avez commencé à exercer, et comment pensez-vous la voir changer ?
Dr S. D. C. : Pour ce qui est de l’évolution passée, je constate que la spécialité a énormément changé. Quand j’ai démarré, nous étions huit internes à Lille et 20 à Paris, maintenant il y en a 20 à Lille et 100 à Paris ! Nous étions une denrée très rare, pour une charge de travail extrêmement lourde. Nous pouvions être de garde du vendredi au dimanche, nous n’avions pas de repos de sécurité, j’ai eu plusieurs de mes enfants pendant mon internat sans congé maternité… Nous n’avions pas de limitation du temps de travail, même s’il faut reconnaître que la densité du travail était moindre. Le syndicat des anesthésistes-réanimateurs a beaucoup œuvré pour la reconnaissance de notre temps de travail au cours des trente dernières années. Nous constatons par ailleurs que le pouvoir administratif a grandi et qu’une certaine demande de rentabilité s’est imposée : en tant que cheffe d’unité, je reçois tous les mois des chiffres d’activité et on nous demande de faire toujours plus.
Le pouvoir administratif a grandi et une certaine demande de rentabilité s’est imposée
Dr Sonia Delaporte Cerceau
A. D. : Notre spécialité a effectivement beaucoup gagné sur la qualité de vie au travail, l’application des textes de loi, le repos de sécurité, j’en remercie pour cela notre société savante et nos syndicats. C’est une spécialité qui a une grande culture de la sécurité du patient, il est important que l’anesthésiste soit au maximum de ses capacités. Pour ce qui est de l’avenir, il y a des craintes quant au fait que nous puissions être remplacés par l’intelligence artificielle. Je pense qu’il faut rester vigilant, mais que ce n’est pas un ordinateur qui pourra faire l’anesthésie et la réanimation. En revanche, nous pouvons développer cet outil pour améliorer la qualité des soins, pour gagner du temps, ce qui nous permettra d’être encore davantage auprès de nos patients.
Les anesthésistes sont souvent engagés dans des activités associatives, institutionnelles ou syndicales. S’agit-il d’une caractéristique de la spécialité ?
Dr S. D. C. : Je pense que c’est assez vrai et que cela peut en partie s’expliquer par le côté transversal de notre spécialité. Quand vous gérez un bloc, par exemple, vous êtes en rapport avec huit ou neuf spécialités chirurgicales qui ont chacune tendance à tirer un peu la couverture à eux. Vous vous retrouvez donc dans une position médiane propice à ce genre d’engagement. J’ai été au syndicat des internes à Lille, j’ai fait beaucoup d’humanitaire, je suis élue à la CME de l’AP-HP, je m’occupe de la commission développement durable… Notre polyvalence nous donne beaucoup d’opportunités.
A. D. : L’engagement auprès des institutions, des associations est en effet assez fréquent dans notre spécialité. J’ai personnellement fait de l’associatif pendant mon externat à Lille, et pendant mon internat je me suis investi au sein de l’Ajar [Association des jeunes anesthésistes-réanimateurs, NDLR]. Je pense effectivement que notre côté polyvalent, nos contacts avec de nombreuses spécialités chirurgicales et médicales, font qu’on nous invite fréquemment à participer à des activités de cette nature car nous avons les moyens de changer les choses.
Dr Sonia Delaporte Cerceau
1991 : Internat d’anesthésie-réanimation à Lille
2000 : PH à l’hôpital Necker (AP-HP)
2009 : PH et cheffe d’unité à l’hôpital Trousseau (AP-HP)
2019 : Nomination à la CME de l’AP-HP et présidente de sa commission « développement durable »
Arnaud Delehaye
2012 : Début des études de médecine à Lille
2019 : Internat d’anesthésie-réanimation à Paris
2021 : Président de l’Ajar
2025 : Docteur junior à la Pitié-Salpêtrière
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