Comment concilier dynamique de la recherche scientifique et respect de l'animal ? Dix ans après l'entrée en vigueur de la règle des 3R (« Remplacer, réduire, raffiner »), les chercheurs défendent leurs pratiques et leur éthique.
Longtemps taboue, l’expérimentation animale est aujourd’hui un sujet sensible. Les chercheurs pèsent leurs mots, le ton est parfois sur la défensive. La communauté scientifique, dont les recherches sont très encadrées, n'apprécie guère les procès en barbarie, voire les actions extrêmes de certains courants animalistes, alors que poissons et crustacés agonisent sur les étals des poissonniers, que la mort-aux-rats est en libre-service et que les abandons d'animaux ont augmenté de 15 % début 2023, sans parler de la persistance de la corrida ou de la chasse.
« Il y a 15 ans, on ne répondait pas à la presse. Maintenant, on considère qu'il faut favoriser le débat et informer pour lutter contre les idées fausses », estime Ivan Balansard, vétérinaire au CNRS et président du Gircor, groupe interprofessionnel de réflexion et de communication sur la recherche.
En 2021, ont été recensées près de deux millions d'utilisations* de vertébrés et de céphalopodes (les seuls invertébrés protégés par la réglementation) à des fins scientifiques en France. Plus de 60 % sont des souris, les lapins et les rats représentant chacun 9 % des utilisations, les poissons, 10,5 %, les autres espèces se partageant les 4 % restants.
Ces expérimentations se font à près de 40 % dans le cadre de la recherche fondamentale, devant les essais de médicaments ou d'aliments (28 %) et la recherche appliquée (26 %), selon la Direction générale de la recherche. « Après les premiers travaux in vitro montrant des résultats prometteurs, le recours aux animaux est nécessaire pour évaluer au sein d’organismes entiers, par exemple, les immunothérapies contre le cancer, illustre sous anonymat une chercheuse de l'Institut Curie. Il ne serait pas éthique de passer de l'étape in vitro au patient sans études intermédiaires. »
Le directeur de recherche Inserm, neurobiologiste, Erwan Bezard explore de nouvelles approches thérapeutiques dans les maladies dégénératives : « Cela n'est pas possible dans des boîtes de Petri. On peut disséquer les cascades moléculaires in vitro chez le poisson ou le ver de terre puis chez les rongeurs, mais arrive un moment où il faut passer à un cerveau performant aux caractéristiques physiologiques et anatomiques proches de l'homme. » D'où le recours au macaque, qui possède, par exemple, contrairement au rongeur, un cortex préfrontal et dans certains neurones de la substance noire, l'accumulation d'un pigment qui joue un rôle chez l'homme dans la susceptibilité des neurones à mourir.
Un encadrement strict
« L'époque-a-t-elle jamais existé ? - où chacun faisait ses manips dans son coin n'existe plus », considère la chercheuse de Curie. Au cœur de la réglementation figure la règle des 3R, pour Remplacer (utiliser des méthodes alternatives), réduire (le nombre d'animaux), et raffiner (réduire les contraintes, au profit du bien-être de l'animal). Publiée en 1959, elle constitue la base de la directive européenne du 22 septembre 2010 transposée en France en 2013.
Désormais, les projets utilisant des animaux sont obligatoirement évalués par un comité d'éthique agréé, avant d'être autorisés par le ministère de la Recherche. Dans la majorité des cas, l'évaluation donne lieu à des modifications du protocole.
« Nos demandes d'autorisation de projet (DAP) doivent décrire l'objectif de notre recherche et la procédure en détail : les types d'expériences envisagées, la dose de produit injecté, la voie et la fréquence d'injection, les anesthésiants et analgésiques…, explicite la chercheuse de Curie. Nous devons justifier le nombre d'animaux qui vont être utilisés, en s'assurant qu'il soit suffisant pour que les résultats soient statistiquement valides. Il faut tenir compte de l'animal dans son ensemble, anticiper toute douleur et inconfort, et préciser les limites à partir desquelles il faut arrêter l'expérience pour le préserver. »
« Une telle formalisation rapproche le design expérimental de celui des études cliniques où l'on définit les critères de succès à l'avance, note Erwan Bezard. Il faut prévoir l'imprévisible, on ne peut pas changer comme ça le protocole. »
SBEA et livrets de compétence
Ont aussi été instaurées en 2013 - spécificité européenne - des structures de bien-être animal (SBEA) dans chaque établissement utilisateur pour suivre les animaux au jour le jour. « Les SBEA ont un devoir de signalement en cas de problème. Les chercheurs ne sont pas isolés, il ne peut y avoir de déviance solitaire », considère Ivan Balansard. « Ils nous accompagnent pour garantir les meilleures conditions pour les animaux », décrit la chercheuse de Curie. De plus, les établissements sont inspectés par les directions départementales de protection des populations (DDPP).
Autre changement, chaque professionnel, de l'animalerie au laboratoire, a son propre livret de compétences mentionnant ses formations et compétences. « Personne ne travaille sous la responsabilité de quelqu'un d'autre : chacun est mis face à ses responsabilités vis-à-vis de l'animal », explicite Ivan Balansard, saluant un changement culturel. Les formations ont été refondues en tenant compte des spécificités des espèces. « Changer de modèle animal implique de se reformer », indique le vétérinaire.
Conscience et responsabilité
« Nous ne sommes pas des sadiques : les critères éthiques sont partagés par la communauté scientifique qui se les impose, puisqu'elle les a co-construits », assure Erwan Bezard. D'autres reconnaissent qu'il y a eu des réticences au début. « Mais aujourd'hui, intégrer les 3R dans nos protocoles fait partie de la routine », estime la chercheuse de Curie.
Restent néanmoins des angles morts. Comment entraîner les étudiants à l'expérimentation animale, sans « sacrifier » d'animaux ? La réflexion est en cours, reconnaît Ivan Balansard. « Nous essayons de proposer des formations dès la première année de l'école doctorale. Nous réfléchissons à les proposer dès le master 2. En attendant, il y a des actions de sensibilisation. Et les étudiants peuvent réaliser quelques gestes non invasifs, sous la responsabilité d'un tuteur. »
Persistent aussi des lenteurs. Obtenir une autorisation du ministère de la Recherche, après évaluation du Comité d'éthique, prend en théorie huit semaines, en réalité trois ou quatre mois. Presque inévitable, alors que ces responsabilités sont assumées à budget et personnel constant, en parallèle des autres activités.
« Le grand problème est surtout l'absence de financement de la recherche », dénonce Erwan Bezard. À titre d'exemple, la Chine a investi 600 millions d'euros en 2022 rien que pour la primatologie expérimentale. « En France, zéro. On ne peut avoir d'indépendance scientifique sans contrôler la chaîne de valeur depuis la production scientifique jusqu'aux innovations thérapeutiques », considère-t-il.
*Selon une enquête du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche qui prend en compte tous les animaux sortis d’une procédure en 2021, en comptant plusieurs fois un animal impliqué dans plusieurs procédures.