LE Dr ELISABETH L., médecin du travail au siège de la Société générale, à la Défense, fait partie de l'équipe chargée d'animer la cellule médico-psychologique. Les collaborateurs des salles de marché de la SGCIB (banque de financement et d'investissement de la Société générale), traders du front office, cadres du middle- et du back-office, en état de choc après l'annonce de la fraude aux 5 milliards d'euros, ont été informés par courriel : ceux d'entre eux qui le souhaitent sont invités à rencontrer un médecin ou un psychologue. Le Dr L., ou un autre membre de la cellule. Joints par « le Quotidien », ceux-ci observent un total mutisme sur ces prises en charge. «Evidemment, commente Annie Thébaud-Mony*, directrice de recherche à l'INSERM (centre de recherche sur les enjeux contemporains de la santé publique), ils sont otages de la direction. Mais la création de cette cellule représente une bonne nouvelle. Et si j'y collaborais personnellement, je me dépêcherais de mettre en arrêt de travail un maximum de ces salariés pour réduire le risque important de casse humaine.»
Le risque de suraccident.
Le sur-accident menace en effet après l'affaire Jérôme Kerviel : à la Défense, la tour Société générale fait figure de citadelle assiégée, avec les cohortes de cameramen et de photographes en embuscade. Le choc est d'autant plus violent pour les équipes de traders qu'elles entretiennent de longue date une culture de l'excellence, le sentiment d'appartenance à une caste, qui maîtrise des techniques extrêmement sophistiquées. «On nous répétait que nous étions les plus performants, les champions du monde du trading, confie un cadre du middle-office. Et tout à coup, nous voilà au fond du plus gros trou de l'histoire de la finance internationale, avec une hiérarchie tétanisée, des médias qui frappent dur. Et l'interdiction absolue de communiquer à l'extérieur, sous peine de mise à pied immédiate.»
Mais le pire, pour ces salariés des salles de marché, pourrait rester à venir, les rumeurs d'OPA augurant d'une imminente restructuration, avec toutes les incertitudes qu'elle ne manquera pas d'entraîner.
Certes, souligne un médecin du travail qui s'exprime sous le sceau de l'anonymat, «ces collaborateurs de la finance internationale sont en permanence soumis sans filet à d'énormes pressions, avec la nécessité de réagir instantanément. Mais ils sont entraînés à ces situations qu'ils ne subissent pas, ils les ont même choisies et recherchées».
Selon l'ancien trader Thami Kabbaj, «beaucoup d'entre eux, voués corps et âme à leur métier et à leur banque, sont aujourd'hui effondrés et dans l'incapacité d'arriver à prendre de la distance avec les événements».
La situation semble d'autant plus préoccupante que les syndicats font état de plusieurs suicides survenus depuis deux ans. En 2005, un cadre des services centraux s'est jeté d'une fenêtre du siège. L'année suivante, un salarié du siège s'est suicidé durant son temps de transport. Et en juin dernier, c'est un trader confondu par sa hiérarchie pour des engagements illicites atteignant une dizaine de millions d'euros, qui se donnait la mort.
«A la suite de ces affaires, nous avons soulevé la question du stress au travail», indique le SNB (Syndicat national de la banque, première organisation de la Générale). «Depuis plusieurs années, confirme de son côté la CGT, il y a une accentuation du stress, tant dans les salles de marché que dans le réseau: par les méthodes de management, la charge de travail, l'exigence de résultats.»
La direction a fini par se saisir de la question, s'adjoignant les services du cabinet d'expertise Stimulus pour engager une «concertation sur le stress au travail», avec une première rencontre syndicats-direction fixée au 18 février. Mais la banque refuse de communiquer davantage sur le sujet pour ne pas faire l'amalgame avec l'affaire en cours, soulignant que la concertation a été décidée avant que n'éclate l'affaire Kerviel.
Pour Annie Thébaud-Mony, «ce fait divers inouï devrait agir comme un révélateur. Le jeune trader n'est probablement pas fou. C'est toute l'organisation du travail en salle de marché qui est en fait pathogène, fou et met en péril la santé des salariés en les soumettant à des obligations de résultats inaccessibles. Nous devons nous interroger maintenant non pas sur la santé mentale des salariés, mais sur un mode d'organisation du travail qui est à l'origine de cette tourmente et sur les choix de société qui y ont présidé. Comme dans le cas du centre Renault de Guyancourt, la série de suicides de la Société générale interpelle les autorités en charge de la santé publique. Le ministère de la Santé devrait s'en saisir sans tarder», préconise la directrice de recherche.
* Auteur de « Travailler peut nuire gravement à votre santé », Editions de la Découverte (« le Quotidien » du 2 mars 2007).
Comme des joueurs compulsifs
Ancien trader au sein d'un fonds à Londres, puis trader pour son propre compte sur le marché américain, Thami Kabbaj*, agrégé d'économie, estime que «les traders peuvent se comporter parfois comme des joueurs compulsifs de casino. Quand ils perdent, ils frissonnent et déchargent de l'adrénaline, quand ils gagnent, ils éprouvent des sentiments euphoriques. Dans ce métier, les émotions bien canalisées sont la clé de la réussite. Soumis à de redoutables biais psychologiques, le bon professionnel, qui affronte en permanence des situations d'incertitude, doit veiller à son équilibre par un important travail sur lui-même. C'est la raison pour laquelle beaucoup de traders, surtout aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, recourent aux bons offices des coachs. Grâce à eux, ils parviennent à prendre une indispensable distance avec leur métier et à tenir dans la durée. De ce point de vue, les traders sont comparables à des sportifs de haut niveau. Comme les champions, ceux qui se dopent sont incapables de tenir la distance.»
Auteur de « Psychologie des grands traders », Editions Eyrolles.
Les salariés des usines aussi stressés
Que les métiers du trading soient exposés au stress et qu'ils entraînent d'indéniables décompensations, avec des symptômes de fatigue et d'insomnie, qui peuvent évoluer vers des troubles graves, ne saurait faire perdre de vue que d'autres salariés peuvent être très exposés aux mêmes pathologies. «Dans les usines aussi, tient à souligner Maria Melchior*, épidémiologiste à l'INSERM (unité 687 de santé publique et d'épidémiologie des déterminants sociaux et professionnels de santé), les travailleurs à la chaîne connaissent des charges de travail très lourdes et sont soumis également aux aléas et aux angoisses des restructurations, qui menacent la sécurité de l'emploi et accélèrent les cadences. Moins médiatisées, ces situations n'en sont pas moins alarmantes en termes de santé publique.»
* Auteur de « Work Stress Precipitates Depression and Anxiety in Young, Working Women and Men », in « Psychological Medicine », 1er août 2007.
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