UNE SOCIETE DE PRECAUTIONS

Jean-François Deniau : de la prudence à la jurisprudence

Publié le 14/06/2001
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LE QUOTIDIEN On fait généralement remonter l'émergence du principe de précaution à l'affaire du sang contaminé. Vous êtes d'accord avec cette datation ?

JEAN-FRANÇOIS DENIAU
C'est comme M. Jourdain qui fait de la prose sans le savoir : depuis toujours, tous les médecins du monde ont pris des précautions, alors même que leurs connaissances n'étaient pas scientifiquement étayées. C'est dans Hippocrate, et c'est dans Galien. Voyez les grandes épidémies, comme la peste : on faisait brûler les cadavres, on portait une sorte de faux nez pour ne pas respirer directement à proximité des victimes. C'était le principe de précaution avant la lettre, car on ne connaissait pas encore les modalités exactes de la contagion. Prenez aussi la lèpre, assurément l'un des fléaux les plus spectaculaires dont ait souffert l'Occident : les médecins ignoraient tout des bactéries et des virus, mais ils ont eu très tôt le réflexe de préconiser la mise à l'isolement des patients et les autorités se sont conformées à cette recommandation.
Moi-même, je garde le souvenir qu'étant enfant, entre les deux guerres mondiales, comme tous mes camarades de lycée, j'étais soumis à une radio de contrôle trimestrielle pour dépister la tuberculose. Le devoir social, dans le cadre des obligations républicaines, obligeait aussi à la vaccination, aux sanatoriums et aux préventoriums, que ça plaise ou non aux familles ou aux intéressés.

C'était déjà le principe de précaution ?


Evidemment. Et sur les vignettes que nous, les enfants des écoles, nous vendions dans le cadre de la journée de lutte contre la tuberculose figurait la fameuse mention « Mieux vaut prévenir que guérir ». Si cela n'est pas le principe de précaution...

La santé, valeur suprême et magique

Tout de même, avec l'affaire du sang et puis celle de la vache folle, l'histoire s'est accélérée en la matière.


C'est vrai ; deux faits nouveaux sont intervenus : la pression médiatique, avec la diffusion considérable des images et des idées, et l'avènement de la santé comme valeur suprême et littéralement magique, devant même l'argent et le sport. Le révélateur dramatique aura été l'affaire du sang. Le mot sang lui-même est chargé de connotations troublantes, voire religieuses. L'idée, donc, que, pour des raisons médicales, des médecins aient pu injecter une maladie mortelle dans le sang des transfusés est proprement terrifiante. On s'est donc interrogé sur les responsabilités dans cette affaire et avec la volonté, inédite dans l'histoire, de ne pas s'en prendre à des lampistes, mais à ceux qui, au plus haut niveau, avaient sinon organisé, du moins laissé faire cette dramatique erreur médicale. Le retentissement a été phénoménal, engendrant un phénomène social de même nature et de même portée que les grandes peurs du Moyen Age.

Vous-même, vous avez été transfusé plusieurs fois.


Au moins une douzaine de fois. Depuis douze ans, je suis dans la main des médecins et je suis tous les mois hospitalisé pendant trois jours au minimum. C'est vous dire que j'ai eu l'occasion de me pencher sur le principe de précaution. C'est clair, ce principe a été bafoué dans l'affaire du sang. Les motifs sont si nombreux, les circonstances si complexes que les procédures judiciaires durent encore.

Une espèce de grippe américaine judiciaire

Et puis survint l'affaire de la vache folle.


Cette affaire a eu également un effet multiplicateur énorme. Or elle a fait un nombre de victimes infime rapporté à celui des morts du cancer, des maladies cardiaques et du paludisme. Moins qu'infime. L'opinion publique martèle qu'on ne prend jamais assez de précautions. Sans doute a-t-elle sujet de le rappeler. Mais elle ne focalise pas son attention et ses peurs sur ce qui tue le plus de monde.
Toujours est-il que, plus ou moins bien orientée, la peur gagne tous les esprits. Et naturellement les médecins n'y échappent pas. Une espèce de grippe américaine sévit depuis quelques années en matière judiciaire. Tant et si bien qu'un effet pervers de l'excès de précaution se répand.
Aujourd'hui, le défaut de précaution est sanctionné, alors que l'excès de précaution n'est pas sanctionné. Or l'excès de précaution coûte très cher à la collectivité, fait perdre beaucoup de temps aux patients en occasionnant un excès de médicalisation. Sous prétexte de calmer les appréhensions du patient, le médecin peut finir par céder à un excès de traitement, qui est la conséquence de l'excès de précaution.

Le maximum de risques avec le maximum de précautions

Ces excès de précaution n'amènent-ils pas les médecins, à terme, à renoncer à prendre le moindre risque thérapeutique ?


Rudyard Kipling avait une formule : « Toujours prendre le maximum de risques avec le maximum de précautions ». Personnellement, je déteste le saut à l'élastique et, d'une manière générale, j'évite le risque en l'absence de but ou de mission. En revanche, dès lors que je me suis fixé un objectif, j'accepte tous les risques qui en découlent et je les assume bien sûr en m'entourant de toutes les précautions possibles. Quand je remplis une mission pour laquelle je dois entrer en Afghanistan déguisé en Afghan, j'assume tous les risques inhérents, car je sais que les choses peuvent mal tourner ; de même, quand mon hélicoptère a été abattu à la mitrailleuse au Liban, j'ai compté les secondes de la chute, il y en avait 28. On ne peut pas dire que c'était un moment agréable, personne n'aime passer par des moments pareils.
Prenez encore les plus grands marins : ils ont tous connu la peur. En mer, le très gros temps, c'est épouvantable.
Dans tous ces exemples, vous prenez des risques non par goût ou par amour pour eux, mais parce que l'action que vous avez choisi d'effectuer implique des risques. Nous n'éliminerons jamais le risque. Le fait est qu'il est de plus en plus mal accepté dans notre société, mais il faut le rappeler, le risque zéro n'existe pas.
Pour en revenir aux précautions, l'excès de précaution n'est pas sanctionné et l'absence de précaution est sanctionnée. C'est une réalité à la fois juridique et psychologique, qui échappe à toute appréciation rationnelle des choses : la France détient ainsi le triste privilège du plus fort pourcentage d'automobilistes tués et grièvement blessés, et les pouvoirs publics ne parviennent à casser cette courbe. Mais l'opinion est beaucoup plus inquiète au sujet du bœuf qu'à cause de l'insécurité routière. C'est ahurissant !
Vous voyez qu'il y a un travail pédagogique considérable à faire. Les Britanniques, quant à eux, ont choisi de promouvoir des campagnes qui montrent en gros plan les horreurs des conséquences de ces carnages routiers : les cadavres calcinés comme les gosses de 20 ans handicapés à vie, cloués jusqu'à la fin de leurs jours dans leur fauteuil roulant. L'horreur !
Or, en France, l'horreur est distillée sur trois cas de nouveau variant de Creutzfeldt-Jakob, mais il n'y a pas d'horreur sur les accidents de voiture.

Le « zéro tué » ou le principe de précaution appliqué à la guerre

Que proposez-vous ?


Il faut ramener les choses à leur juste place tout en ayant soin de garder deux caps, en particulier dans les médias : d'une part, il ne faut sous aucun prétexte développer des réflexes anti-précaution. Vive le principe de précaution ! Quand les Américains s'efforcent de l'appliquer jusques et y compris à la guerre, il faut dire bravo. Le « zéro tué », ou le principe de précaution appliqué à la guerre est certes inaccessible, mais c'est tout à fait louable de protéger les « boys », en faisant en sorte, par exemple, que les bombardements qu'ils effectuent soient programmés en très haute altitude. C'est quand même autre chose que ce qu'a fait notre état-major pendant la Première Guerre mondiale en envoyant les poilus se faire tuer, à la baillonnette, face aux rangs allemands.
D'autre part, et dans le même temps, un travail immense d'éducation du public est à mener à bien pour faire entrer dans les esprits qu'il n'y a pas de risque zéro. La priorité, pour lancer cette indispensable pédagogie sur le principe de précaution, ce sont les accidents de la route. Ils touchent directement les Français, car ils s'en prennent à la voiture, et la voiture, dans ce pays, est le symbole de la sacro-sainte liberté individuelle.

Les médecins sont-ils fondés à être inquiets pour l'avenir de leur pratique ?


L'immense majorité des médecins fait bien son métier, avec un maximum de résultats en un minimum de temps. En ce qui concerne la judiciarisation grandissante, nul ne peut inverser la tendance. Vous n'empêcherez pas un patient de dire à son médecin pour une raison bonne ou mauvaise : « Je vous mets au tribunal ». En définitive, c'est, je crois, la jurisprudence qui va calmer le jeu. Il en a été ainsi pour les maires : à une certaine époque, tous les magistrats instructeurs ont semblé s'être donné le mot pour mettre en examen tous les maires, à l'exemple de ce maire de Charente-Maritime, après qu'un écolier eut reçu un panneau de basket sur la figure.
Je ne pense pas qu'on puisse exorciser la notion abusive de faute professionnelle par une loi ou des textes réglementaires. Le rapport du médecin et de son patient est à la fois fragile et irremplaçable. Tout décret ou circulaire qui prétendrait le régir en langage administratif me paraît suspect. En revanche, le risque juridique qu'entraîne un acte fautif doit être assumé par tout médecin sereinement, dès lors qu'il fait l'objet d'une juste évaluation jurisprudentielle, grâce notamment au Conseil de l'Ordre des médecins et aux experts qui éclairent les magistrats. A ce moment-là, il n'y aura plus de raison de s'affoler et de sombrer dans les mesures abusives découlant de l'excès de précaution.

Vous invitez par conséquent les médecins à regarder l'avenir avec optimisme ?


Je ne suis ni optimiste ni pessimiste. Aujourd'hui, les patients doivent comprendre que, à défaut de prétendre au risque zéro, le risque le plus faible possible reste l'objectif médical. Vous savez, aucune science n'est exacte. Pas plus la médecine, que la physique, ou l'astronomie, ou même les mathématiques, puisque les mathématiciens ont inventé les nombres imaginaires, les nombres irrationnels. Alors, à partir de là, le principe à graver au fronton des hôpitaux, c'est : beaucoup de prudence, beaucoup de précaution. Et beaucoup de modestie.

Propos recueillis par Christian DELAHAYE

Source : lequotidiendumedecin.fr: 6937