« Les médecins n'arrivent pas à se faire remplacer, travaillent trop, les épouses ont du mal à adopter ce rythme, les enfants sont contraints d'aller en pension à partir de 10 ans; il n'y a pas d'environnement culturel, le travail ne s'arrête jamais et au final, on ne trouve pas de successeur » : tel est le lot quotidien des médecins généralistes installés dans les zones rurales les plus isolées, résumé par le Dr Michel Chassang, président de l'Union nationale des omnipraticiens français (UNOF), qui regroupe les généralistes de la CSMF. « L'exercice à la campagne est une médecine difficile : il n'y a pas de service hospitalier proche, le SAMU n'arrive pas en un quart d'heure comme à Paris, la clientèle est âgée, les routes sont difficiles », souligne Véronique Batardy, du SNJMG, qui connaît des milliers d'exemples de jeunes médecins qui, comme elle, refusent cette vie-là. « Sans compter que la plupart des étudiants ne sont pas issus du milieu rural. Se retrouver à la campagne, là où vous ne connaissez personne, ça change vos repères », ajoute-t-elle.
La féminisation de la profession ne contribue pas, évidemment, à susciter les vocations. Les femmes cherchent à travailler à temps partiel, ce qui est incompatible avec l'exercice en solitaire à la campagne. Et lorsqu'elles vivent en couple, rares sont celles qui épousent un agriculteur. Leur conjoint a peu de chances de trouver un emploi au même endroit.
Des régions sinistrées
Sous l'influence de la réduction du temps de travail, les médecins (hommes ou femmes), pour garder leur niveau de vie, préfèreraient travailler 50 % de moins et que leur conjoint travaille. Ces zones atteintes par la désertification médicale, tout le monde en parle, mais personne ne les a répertoriées. « Les données sont connues par les départements, mais elles ne sont pas encore centralisées, car nous préférons traiter au niveau régional », explique le Dr André Chassort, secrétaire général adjoint de l'Ordre national des médecins, qui fait partie des nombreuses voix réclamant l'observatoire de la démographie médicale promis par le gouvernement, afin d'y voir clair. Aujourd'hui, personne n'a les moyens nécessaires pour accomplir le travail de fourmi qui consiste à croiser l'âge des médecins avec la densité de leur zone géographique d'exercice. Et encore faudrait-il savoir quels sont les médecins qui décideront d'abandonner prématurément leur métier. Les régions les plus touchées par la pénurie sont le Centre, la Picardie et la Bretagne, estime le Dr Chassang, selon lequel « une vingtaine de médecins » sont dans cette situation, prêts à quitter le métier, dans son département, le Cantal, et peut-être 4 000 à 5 000 sur le territoire. « Tous les départements sont touchés, mais ce sont des villages bien précis, y compris dans les régions du sud les mieux loties, qui sont concernés », observe le Dr Dinorino Cabrera, président du Syndicat des médecins libéraux (SML). « Ces endroits sont situés dans des lieux ponctuels, disséminés dans toutes les régions. Il y en a en montagne, mais cela existe partout, y compris dans les centres urbains », renchérit le Dr Jean-François Baudry, président de la section généralistes de la Fédération des médecins de France (FMF).
« L'Aisne est l'un des pires départements, sans doute parce qu'il est loin d'Amiens et donc de la fac », estime le Dr Michel Rouzier, président de la CSMF de l'Aisne. Lui-même travaille à la maison médicale de Tergnier. « Nous sommes sept. Cela fait un an qu'on cherche un successeur pour remplacer un confrère malade, raconte-t-il. Les jeunes viennent. Ils repartent tous en disant : "Vous avez un travail de fou, je ne veux pas faire ça." » Le Dr Rouzier convient lui-même de la pénibilité et de la difficulté de la tâche, évoquant notamment l'éloignement géographique des spécialistes, situés au mieux à 100 km, ou encore l'impossibilité de se libérer pour la formation médicale continue.
La hausse du numerus clausus est insuffisante
Face à cette grave pénurie, les chiffres fournis successivement par le rapport Polton (sur la démographie médicale et la désertification des zones rurales), et le rapport de la direction générale de la Santé, sur le même thème, indiquent tous les deux le danger que représentent le vieillissement du corps médical et la menace de voir se former en France de nombreux déserts médicaux. Huit pour cent des généralistes s'installent en commune rurale, contre 27 % dans les agglomérations de 200 000 à 2 000 000 habitants, constate le Conseil de l'Ordre des médecins dans son rapport sur la situation démographique du corps médical, au 1er janvier 2000.
La hausse du numerus clausus dans les facultés de médecine, au cours des dernières années, est encore jugée insuffisante. Il y a donc un problème indéniable de démographie médicale. Mais le problème n'est pas seulement là.
Le manque de médecins en zone rurale a deux composantes, explique le Dr Chassort. La première concerne, selon lui, les médecins qui partent à la retraite sans trouver de successeur. C'est surtout le cas dans les gros bourgs ruraux où exercent les médecins originaires du baby-boum, qui vont arriver entre 55 et 60 ans en 2015. La deuxième composante a trait aux remplaçants, de plus en plus introuvables. « Dans les deux cas, la cause du problème n'est pas uniquement médicale, mais sociologique, estime le Dr Chassort. Moi qui exerce dans une commune de 2 500 habitants, je constate que le pâtissier, le couvreur ou le plombier ne trouvent pas non plus de successeurs. Les jeunes sont urbanisés, ils ne veulent plus aller se planter dans des patelins perdus. Cette réalité sociologique est en contradiction avec le discours sociologique et politique ambiant, qui consiste à dire : il faut que les personnes âgées restent chez elles. Par conséquent, les actes se multiplient pour une population de plus en plus âgée : on en est aujourd'hui au stade de la rupture de l'élastique. »
L'impuissance des maires
Une évidence s'impose. Il est urgent d'instaurer des mesures d'aide à l'installation, soit incitatives, soit coercitives. « Plus on attendra, plus elles seront coercitives », souligne le Dr Chassort, alors que tous les responsables syndicaux refusent cette éventualité. Le Dr Chassort prône le regroupement en maisons et en réseaux médico-sociaux : « Là où il y avait sept médecins, on n'en aurait plus qu'un, mais les responsabilités seraient données aux paramédicaux. Cela permettrait de maintenir la présence du corps médical dans les endroits les plus isolés. » Lui qui a eu la double casquette de maire et de médecin dans une petite commune du Charolais ne croit pas que les municipalités soient en mesure de régler le problème : « D'abord parce qu'il y a souvent une démarche politique derrière leurs initiatives ; ensuite, parce qu'au niveau local il est impossible de défiscaliser. On ne peut enlever la taxe professionnelle aux médecins et la laisser aux autres professions. Le Conseil d'Etat casserait une telle décision, au nom de l'égalité des citoyens. » De fait, les rares expériences actuelles, qui se limitent au prêt d'un local, au mieux de matériel médical, ne sont guère probantes. « Pourquoi pas une défiscalisation réelle comme dans les zones franches, pour que les médecins assurent un service public comme dans certains territoires d'outre-mer ou en Corse ? », suggère-t-on au SML.
A MG-France, on propose des forfaits conventionnels pour valoriser certains types d'exercice. « Il faut valoriser le service médical rendu en termes d'offre de soins et non en termes de qualité individuelle de l'acte », estime le Dr Costes, son président. La FMF considère qu'il faut avant toute chose revaloriser la valeur de l'acte et en complément offrir des mesures transitoires d'incitation à l'installation.
Le SNJMG rejoint l'idée du Dr Chassort en proposant la solution de cabinets de groupe permettant aux médecins d'habiter jusqu'à 70 kilomètres de leur lieu de travail : « Chaque médecin pourrait travailler deux à trois jours par semaine, avec une nuit de garde ». Mais ici encore, le système bute sur les tarifs actuels de la consultation, trop insuffisants. Tout le monde s'accorde pour réclamer des aides publiques au niveau national. Le sujet pourrait être étudié prochainement, si l'on en croit Bernard Kouchner, ministre délégué à la Santé, qui envisagerait une grand'messe de la démographie médicale « dans les semaines qui viennent ».
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