Trois millions de décès dans le monde, 39 000 en Europe, 4 500 en France : la menace de l’antibiorésistance est connue. Mais « une fois ce constat établi, nous avons du mal à avancer plus loin », regrette le Pr Olivier Jardé, président de l’Académie nationale de chirurgie (ANC). D’après une enquête récente de l’institution, dont les résultats ont été dévoilés lors d’un point presse le 30 octobre, seule la moitié des 269 chirurgiens interrogés* pense que l’antibiorésistance menace la capacité à assurer la qualité des soins chirurgicaux dans un futur proche.
La Pr Céline Pulcini, PU-PH de maladies tropicales infectieuses à l’Université de Lorraine et au CHRU de Nancy, rappelle l’importance des antibiotiques. « Avec les antalgiques, c’est la seule classe médicamenteuse dont tout le monde aura besoin au cours de la vie ». Et d’ajouter : « On pense ces molécules acquises mais un niveau élevé d’antibiorésistance pourrait remettre en question la pratique de la chirurgie, mais aussi de la réanimation ou l’efficacité des thérapies immunosuppressives. »
Irrégularités dans le port du masque et le lavage des mains, méfiance vaccinale
La prévention des infections est le premier pas pour contrer l’antibiorésistance. Elle contient trois piliers : l’hygiène (rupture de la chaîne de transmission), la vaccination et l’antibioprophylaxie. Le Dr Patrice Baillet, chirurgien viscéral et digestif et chargé de l’antibiorésistance à l’ANC, explique : « Il faut à tout moment interrompre cette transmission. Les mesures d'hygiène pour cela sont logiques et font appel au bon sens. » Mais les pratiques sont encore peu intégrées.
Les mesures d’hygiènes pour interrompre la transmission bactérienne sont logiques et font appel au bon sens
Dr Patrice Baillet, chargé de l’antibiorésistance à l’ANC
Le masque n’est pas systématiquement porté correctement (techniques pour le mettre, l’enlever, respect du temps d’utilisation). Il en va de même pour le lavage de main : les règles de temps de contact pour un lavage au savon antiseptique (3 minutes) ou avec une solution hydroalcoolique (1 minute 30) doivent absolument être respectées pour une décontamination efficace. « C’est un problème essentiel », commente le Dr Patrice Baillet. Il cite aussi les poignées de porte des toilettes qui ne sont pas considérées dans les comportements d’hygiène. « Ça fait froid dans le dos », conclut-il.
Les vaccins, malmenés par des idées fausses, sont victimes d’une certaine méfiance alors qu’ils empêchent l'infection de se produire, et permettent de réduire considérablement la consommation d’antibiotiques. L’Académie rappelle que les vaccins suivent des procédures extrêmement rigoureuses avant leur autorisation de mise sur le marché.
Mésusage en prophylaxie comme en thérapie
La chirurgie est à l’origine d’un tiers des prescriptions hospitalières d’antibiotiques, dont les deux tiers se font par excès ou sont inappropriés (prescription trop longue, non indiquée, ou inadaptée). Près de la moitié des chirurgiens interrogés par l’ANC prolongent parfois l’antibioprophylaxie en postopératoire, et 9 % le font souvent ou systématiquement.
Des pratiques vont à l’encontre des recommandations malgré la présence de protocoles très précis et d’outils disponibles comme la liste nationale des antibiotiques les plus générateurs de résistance qui ne sont pas à prescrire en première intention. Le constat de l’Académie est critique : les recommandations pour lutter contre l’antibiorésistance en chirurgie existent, et de manière détaillée, mais elles ne sont pas connues. D’ailleurs, seul un tiers des sondés s’estimait suffisamment informé sur ce qu’est l’antibiorésistance, son évolution et les mesures pour la maîtriser.
Tous responsables du bon usage
L’ANC exhorte à sensibiliser les praticiens et à les informer. L’institution rappelle que la formation (initiale et continue) est essentielle. « Les chirurgiens doivent se sentir acteurs du bon usage à part entière », indique la Pr Céline Pulcini. Lorsqu’ils prescrivent un antibiotique, ils doivent avoir le réflexe de consulter le guide de l’établissement de santé et, en cas d’absence de directives, se rapprocher du référent pour les protocoles locaux ou se référer aux études scientifiques.
Les chirurgiens doivent se sentir acteurs du bon usage à part entière
Pr Céline Pulcini, maladies tropicales infectieuses, CHRU de Nancy
Pour le Dr Patrice Baillet, il est indispensable que les prescripteurs soient conscients de leur responsabilité. « Les antibiotiques dans un hôpital proviennent essentiellement des services de chirurgie et c'est là qu'il y a le moins d'experts », déclare-t-il. En effet, l’enquête de l’ANC a mis en évidence un manque de clarté sur les responsabilités au sein d’un établissement, peu définies pour un quart des sondés, voire, pas du tout dans 8 % des cas. Gabriel Birgand, pharmacien praticien hospitalier (prévention et contrôle de l’infection au CHU de Nantes) rappelle que la lutte contre l’antibiorésistance « est un sujet sociétal qui doit faire partie intégrante de la stratégie chirurgicale ». « Il est nécessaire de former et d’établir les rôles et responsabilités de chacun », ajoute-t-il.
Pour le Dr Patrice Baillet, il ne faut pas se reposer sur l’innovation scientifique pour nous « sauver » de l’antibiorésistance, « les solutions sont dans nos mains et nous devons nous en emparer ». Il invite à se « séparer de l'idée qu'un peu d'antibiotique ne fait pas de mal ». Et la Pr Pulcini de renchérir : « Il n’y a pas de prise anodine, chaque dose compte ».
*dont un tiers de femmes ; 44 % exercent en gynécologie obstétrique, 27 % en chirurgie viscérale, 19 % en orthopédique, 44 % en CH(R)U.
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