L’impact épidémiologique de la pollution, écrivez-vous, est considérable. Peut-on le préciser ?
Pour la pollution, on estime à 9 millions le nombre de morts par an. Les données sont moins fiables pour la pollution chimique, qui n’est pas bien incluse dans cette quantification. Mais là encore, on sait que l’impact est très important en termes de maladies et de mortalité.
Cette pollution chimique a longtemps été mal comprise par les scientifiques.
Le livre pointe deux erreurs commises. On a d’abord estimé l’impossibilité d’une hybridation entre des composés chimiques synthétiques et des organismes naturels alors que des produits chimiques sont susceptibles de pénétrer, d’interagir avec des organismes vivants. Par ailleurs, un autre modèle scientifique a longtemps contribué à masquer la réalité, à savoir envisager la relation dose-effet sur un mode monotone. Alors que pour les produits chimiques et notamment les perturbateurs endocriniens, la relation dose-effet n’est souvent pas linéaire. Une faible dose peut provoquer un effet pathogène. C’est là une exception au principe génial énoncé par Paracelse.
Même le cerveau serait atteint par les perturbateurs endocriniens.
Oui, c’est certain. Les organes de la reproduction et le cerveau sont sans doute les plus vulnérables aux polluants chimiques. Le développement cognitif peut être perturbé même si c’est difficile à quantifier. Le quotient intellectuel est diminué sans nécessairement aller jusqu’à provoquer un retard mental. On suspecte aussi un lien entre l’exposition aux perturbateurs endocriniens et l’augmentation de fréquence des cas d’autisme et des déficits de l’attention avec hyperactivité. L’impact n’est pas seulement épidémiologique mais aussi économique. Selon des estimations, on arrive à des pertes hallucinantes. En Europe, elles atteindraient 163 milliards de dollars par an, soit 1,28 % du PIB européen. Les dégâts sont encore plus importants aux États-Unis avec un coût estimé de 340 milliards de dollars, soit 2,33 % du PIB. Cet écart est probablement lié aux différences de régulation, qui elles-mêmes déterminent les niveaux d’exposition chimique et in fine les différences d’impact. La régulation de l’autre côté de l’Atlantique est plus lâche qu’en Europe.
Vous appelez à cet égard à l’application d’une régulation qui s’inspirerait du modèle à l’œuvre au sein de l’industrie pharmaceutique.
Le modèle pharmaceutique fonctionne plutôt bien grâce à un mécanisme de régulation très rigoureux. Ce système permet aux industriels à la fois d’innover, surtout en ce moment et de gagner de l’argent. On recense très peu de médicaments retirés du marché du fait de leur toxicité (de l’ordre de 2 %). C’est l’inverse pour la chimie, où les industriels ne procèdent qu’à des études très limitées, qui ne permettent le plus souvent pas d’évaluer la toxicité réelle de leurs produits.
Se pose toutefois la question de la faisabilité. On ne peut dans ce champ mener des études en double aveugle contre placebo.
Cette complexité est prétextée par les industriels pour ne pas faire évoluer la régulation qui est encore beaucoup trop lâche.
Le réchauffement climatique est bien la nouvelle menace.
À ce jour la mortalité liée au réchauffement climatique est nettement inférieure à celle provoquée par la pollution. Mais elle devrait croître mécaniquement au cours des prochaines années et décennies. Le changement climatique est un problème qui s’ajoute aux autres difficultés. Pour autant, une réduction des émissions de CO2 exercerait des effets collatéraux positifs sur la pollution et sur la santé. Il n’est pas impensable d’atténuer tous les problèmes en même temps, mais ça passe par un changement de modèle.
Si cela n’est pas réalisé à ce jour, les politiques sont-ils alors responsables et coupables ?
Les politiques sont efficaces pour gérer les chocs comme les crises financières ou la pandémie dans nos régimes démocratiques. Mais ils ont échoué à traiter les catastrophes au ralenti comme la pandémie des maladies chroniques et le changement climatique. À ce jour, ils n’ont pas réussi à freiner ces phénomènes. Pourtant les rapports successifs du Giec ont précisé la démarche à suivre. Le chemin à emprunter est suffisamment clair depuis longtemps. Pour ce qui concerne les maladies chroniques, les méthodes qui ont marché sont connues, à savoir la régulation et la taxation. Dans la lutte contre le tabac, l’alcoolisme dans certains pays, la pollution de l’air dans les pays riches, les approches politiques qui ciblent l’offre ont été efficaces. En revanche, on ne les a pas encore activées contre l’industrie de la transformation alimentaire à l’origine des maladies métaboliques. Du coup, l’offre est en croissance et l’obésité aussi.
En conclusion de votre ouvrage, afin de protester contre cet immobilisme, vous appelez à la révolte des citoyens en invoquant Albert Camus.
La révolte pour Albert Camus se différencie de la révolution qui a recours à la violence. On peut être tous révolté devant le fait que nos sociétés produisent des risques dont elles ne veulent pas. Dans le même temps, elles dépensent des sommes très importantes pour essayer d’atténuer des maladies évitables, générées par une minorité d’industriels.
Certes, mais vous mentionnez également comment les politiques sont contraints par la tyrannie du PIB et de la croissance.
La croissance d’aujourd’hui est de mauvaise qualité. De nombreux composants prennent certes en compte les progrès techniques. Mais d’autres intègrent aussi les réparations provoquées par les dommages environnementaux et personne ne trouve ça raisonnable. Il faut attendre de la croissance qu’elle génère de la santé, de l’éducation, de la culture, de la justice, du bien-être.
Le suicide de l’espèce, comment les activités humaines produisent de plus en plus de maladies, éditions Denoël, 256 pages, 2023, 20 euros.
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