Pouvez-vous vous présenter, Laurie Marrauld ?
Je suis enseignante-chercheuse à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) à l’Institut du management. Et je donne mon temps bénévole au Shift Project. Au moment où nous nous sommes lancés dans ce projet, nous étions peu nombreux. Thomas Rambaud, qui travaille à IQVIA, a assuré la charge de la partie technique, avec Mathis Egnell alors chargé de mission. Près de 40 personnes, des soignants, des directeurs d’hôpitaux nous ont ensuite rejoints.
Quelle a été l’origine de votre engagement ?
Le déclic a été personnel. Ce n’était pas en lien direct avec mes activités. Je travaillais alors sur le développement, l’appropriation de la santé numérique au moment où j’ai été recrutée à l’EHESP en 2015. J’étais enceinte. Et je m’informais en parallèle sur la santé-environnement à titre personnel à partir de la thématique plastique. J’ai tiré le fil. Et j’ai commencé à comprendre les implications des émissions carbone. Avant je n’avais pas compris la magnitude des enjeux qui se cachait derrière le changement climatique. J’étais incapable de dire que la différence entre une ère glaciaire et le XXe siècle, c’est 5° de moyenne. Aujourd’hui je suis consciente que 4 degrés en un siècle c’est cataclysmique sur le plan environnemental. La pérennité du monde dans lequel j’avais grandi n’était plus garantie. Cette prise de conscience pousse à l’action. Les hôpitaux sont un terrain très fertile pour faire avancer les choses. D’où l’idée du rapport publié en 2021 avec l’Agence numérique en santé sur l’impact environnemental du numérique. Mes premiers engagements au Shift Project ont porté sur la partie numérique. J’ai ensuite émis le souhait de travailler sur le système de santé dans son ensemble. J’ai eu la chance de croiser un certain nombre de personnes animées par ce réveil écologique. Ce premier rapport est axé sur la dimension carbone du fait des compétences de l’équipe Shift très orientées carbone.
Il y a toutefois un décalage entre la responsabilité des principaux producteurs de gaz à effet de serre, à savoir les industriels des médicaments et des dispositifs médicaux et la mobilisation des soignants hospitaliers qui interviennent en fait à la marge.
En effet, 55 % de l’empreinte est liée à la production médicamenteuse et des dispositifs médicaux. Il reste 45 % sur lesquels on peut faire des efforts. Par ailleurs chaque année on doit réduire notre empreinte de 5 %. Si l’on s’occupe de la chaîne de livraison de soins, de recyclage, de mobilité, de l’isolation des bâtiments, c’est autant de gagné chaque année. Cela nous donne du temps pour nous occuper du reste. Certes, notre travail est très hospitalo-centré. Mais les prescripteurs, les acheteurs sont d’abord au sein des établissements. Leur marge de manœuvre est limitée par de nombreuses contraintes. Pour autant demeurent des possibilités d’action. Par exemple, au CHU de Nancy, des avancées ont été réalisées sur les achats alimentaires grâce à des producteurs locaux. D’ailleurs, notre rapport suggère des modifications concernant la réglementation des achats publics. L’hôpital ne peut pas tout. Mais c’est un acteur économique majeur sur un territoire. Si l’hôpital avance dans ce domaine, cela peut générer une dynamique vertueuse sur le long terme.
L’hôpital s’inscrit dans un écosystème. Il ne peut décider seul, en matière de mobilité par exemple.
L’accompagnement des mobilités douces se programme en collaboration avec les élus territoriaux. Mais des marges de manœuvre sont aussi dans les mains des établissements qui possèdent notamment le foncier. Ce qui autorise la construction d’abris de vélos. En fait, on en recense aujourd’hui un nombre très limité. Autre exemple, on ne peut cumuler des primes de mobilité douce si l’on utilise les transports en commun tout en roulant selon les jours à vélo. Ce qui n’est pas possible aujourd’hui pour les hospitaliers. Le plan de mobilité se pense à différents niveaux. Il est vrai que les groupements hospitaliers de territoire n’ont pas été pensés autour de concepts de mobilité douce. Certains établissements sont difficilement accessibles à vélo. Les établissements hospitaliers ont l’habitude, il est vrai, de s’adapter. La santé doit être la moins polluante possible. Elle doit être exemplaire. Et ne peut contribuer à l’aggravation de la situation. Nous sommes embarqués au minimum selon les résultats du GIEC vers une augmentation au minimum de deux degrés. Il faut sortir d’une logique d’une situation idéale et regarder au cas par cas la situation dans laquelle évolue l’établissement. Ce qui nécessite des compétences locales. Comment faire par exemple pour développer des mobilités douces ? Il n’y a pas de solution unique pour chaque établissement. En revanche, on recense de nombreuses pistes de réflexion. 150 conseillers énergétiques et transition écologique vont être déployés sur l’ensemble du territoire. Auparavant, on appliquait les modèles mis en place dans d’autres secteurs à celui de la santé lorsque l’on était animé par des convictions très fortes. Aujourd’hui les spécificités de la santé exigent des compétences particulières si l’on souhaite opérer une transition énergétique efficace. Il faut donc des partages de connaissance. Des réseaux professionnels se créent à partir des sociétés savantes, des experts dans le domaine de la santé durable. Une émulation s’opère. La dernière Cop était consacrée à la santé. Une soixantaine de pays dans le monde ont signé un accord pour décarboner leur système de santé. La France ne l’a pas signé. Il est temps de se réveiller. Comment expliquer cette absence ? Parce qu’il n’y a pas de pilote dans le paquebot de la santé décarbonée en France.
Lorsqu’Agnès Buzyn a assisté à la présentation du rapport intermédiaire, elle a reconnu qu’elle n’avait jamais entendu parler du sujet de la décarbonation de la santé en trois ans de ministère. Et il est vrai que Madame Buzyn n’avait jamais eu à arbitrer sur ce sujet. Il n’y a pas assez d’expertise sur ces sujets au sein du ministère.
Quel devrait être le pilote du paquebot, le ministre de la Santé, celui de l’Écologie ou à Matignon ?
Je défends un pilotage santé-écologie ou environnement qui chapeauterait l’ensemble des décisions politiques à prendre aujourd’hui, détenant un droit de véto à partir du moment où l’on ne respecterait pas les objectifs de l’accord de Paris. Pour ne pas agir, les mêmes arguments sont toujours avancés, à savoir les conséquences économiques ou le fait qu’ailleurs, rien ne change. C’est dommage de raisonner comme cela. On fonctionne beaucoup par imitation. À partir du moment où l’on propose un modèle de décarbonation, on sera regardé par tout le monde, y compris les pays pollueurs. Il ne faut pas hésiter à être pionnier sur la question. Si ce n’est pas nous, ce sera les autres. Ils imposeront alors leur modèle de décarbonation avec lequel on ne sera pas forcément d’accord. Ce sont en effet des modèles de décompensation qui ne fonctionnent pas forcément bien. Si l’on descend dans les étages, il faudrait au sein du ministère de la Santé, un groupe développement durable qui dispose du pouvoir de demander des comptes aux producteurs de médicaments et de dispositifs médicaux. Cela commence aujourd’hui, je connais un Chu qui travaille avec un acteur de dispositifs médicaux pour évaluer le cycle de vie d'une salle de radiologie. Les laboratoires pharmaceutiques commencent à regarder leur empreinte carbone. Mais 80 % de leur empreinte carbone résultent d’émissions indirectes sur lesquelles ils ne disposent pas de données précises. On est ainsi confronté à des niveaux d’opacité à tous les étages. Pour autant les laboratoires sont peu nombreux à s’être dotés de départements environnement/développement durable conséquents, ou leur existence est récente. En ce qui concerne les conceptions numériques, cela commence à émerger. Grâce à la publication de travaux de plus en plus nombreux sur la pollution numérique. Par ailleurs on sait très bien que l’on ne pourra garantir un approvisionnement éternel au rythme auquel on est en train d’extraire les métaux rares. Il y a un intérêt partagé à concevoir des dispositifs plus durables.
Y a-t-il un effet générationnel ?
C’est d’abord une question de formation. Les jeunes se sont autoformés même si un grand nombre d’entre eux ne comprennent pas toujours la dimension systémique et les ordres de grandeur du sujet dont on parle. Enfin il y a un autre effet. Mes enfants ont 4 ans. Ils ne connaîtront que des dégradations environnementales. Cela pèse lourd sur le mental.
À quelques semaines de l’élection, la thématique de la décarbonation ne s’est pas imposée dans la campagne présidentielle.
L’écologie n’a même pas été évoquée lors des vœux présidentiels. On peut s’interroger sur la prise de conscience autour de ces enjeux. Néanmoins, j’ai été sollicitée par quatre personnalités politiques. Il n’est pas exclu que le rapport soit présenté à Olivier Véran. On manque de données, d’experts pour les traiter mais on ne manque pas de volonté. Il y a de plus en plus d’émulation autour de la thématique santé durable. Lors de la crise sanitaire, il y a eu au moins une prise de conscience sur le tout jetable à l’hôpital. Se confrontent ici le court terme de la pandémie et le risque pour le patient et le long terme de l’expérience d’un environnement dégradé difficile à appréhender pour chacun d’entre nous. Nous sommes dépendants de l’énergie, de nos chaînes d’approvisionnement, comme un fumeur à ses cigarettes.
Les professionnels de santé sont-ils en retard sur cette question, comparés à d’autres secteurs ?
Certains médecins sensibilisés à la santé environnementale ont été plutôt en avance sur ces sujets. Ils n’ont peut-être pas regardé en premier lieu la dimension carbone. Et ont été davantage attentifs à la qualité de l’air, de l’eau, aux perturbateurs endocriniens. Par ailleurs, il arrive encore que lorsque ces thématiques sont avancées tant pas des soignants que par des directeurs d’hôpitaux lors des conseils d’administration, ils sont regardés comme des sujets annexes, lorsqu’ils ne sont pas ridiculisés. Que des pétroliers s’amusent de la thématique, cela peut se comprendre. Mais on a quelques difficultés à comprendre pourquoi ce sujet ne préoccupe guère tout le monde dans la santé. La réponse se trouve dans l’absence de formation sur ces questions. La compréhension du sujet, sa dimension systémique n’est pas forcément intuitive. Or l’élévation climatique de deux degrés est majeure en termes de changement environnemental et d’impact sur la santé. L’autre problème est celui de la temporalité. On parle de changement à échelle de 20, 30 ans voire 100 ans. Est-ce que cela parle aux personnes qui sont au charbon au quotidien ? Je n’en suis pas certaine. Il est difficile de comparer des effets immédiats et des effets de long terme.
Peut-être mais selon la conclusion du rapport, il serait déjà trop tard.
C’est trop tard s’il ne se passe rien. Les épisodes désagréables seront de plus en plus nombreux. Quelle que soit l’origine du SARS-CoV-2, on retrouve une cause environnementale. La fonte de certains glaciers ou du permafrost nous réserve certaines surprises dans le domaine infectieux. Sans parler des catastrophes liées à la dégradation climatique. À ce jour, la température s’est élevée de 1,1 degré. On en voit les conséquences. Il ne faut pas ici raisonner selon le principe de l’addition. 2 degrés, ce n’est pas 1+1. Mais peut-être 7 à 8 fois ce qui est observé avec une augmentation de 1 degré. C’est pourquoi l’adaptation est obligatoire. Néanmoins la vie sur terre ne sera pas impossible partout. On est capable de prendre les mesures pour limiter les dégâts et surtout de traiter le phénomène. Il est trop tard pour qu’il ne se passe rien. Il n’est pas trop tard pour éviter que cela soit pire. C’est notre travail que cela soit viable dans quinze ou vingt ans dans les hôpitaux. Or on sait déjà que Paris connaîtra des épisodes à 50°. Il faut s’y préparer.
Face à ce danger imminent, vous ne proposez que de simples aménagements qui n’apparaissent pas toujours à la mesure de l’enjeu ?
Les anesthésistes ont été parmi les premiers médecins à s’être souciés de la question environnementale, notamment carbone dans les hôpitaux du fait de l’utilisation des gaz anesthésiants. Or la part de ces gaz est très faible dans l’émission carbone d’un établissement. Néanmoins, la Société française d'anesthésie réanimation (Sfar) a travaillé sur ces questions de développement durable. Ce qui a permis de mobiliser les soignants sur ces questions et de mener une réflexion sur les Dasri, les déchets, par exemple au bloc. Des articles sont publiés sur le bilan carbone d’une cataracte, d’une chirurgie sur la prostate. Si l’on réfléchit sur ce qui est réalisé au bloc, inévitablement on regarde également ce qui se produit avant et après. On entre là dans une logique de flux. Il n’y a certes pas de miracle. Mais l’objectif est de rappeler la multiplicité des voies d’accès à la décarbonation du système. Il faut attaquer par différents fronts. Ce qui est la même situation lorsque l’on s’efforce de rester en bonne santé. Et pour être le plus pertinent possible, il faut bien sûr regarder là où l’émission est la plus forte. Certes remplacer des bouteilles d’eau en plastique par des fontaines est utile. Mais ces petits gestes restent une petite partie, comparé à ce à quoi il faut désormais s’attaquer si l’on veut atteindre l’objectif de -5 %. Il faudra mobiliser de multiples compétences sur un temps long. Nous démarrons une course d’endurance.
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