« Combien de temps allons-nous laisser des hommes et des femmes guéris du cancer à la porte de la société ? Quand donc ces centaines de milliers de citoyens auront-ils droit à un oubli ?» Nous étions en 2013 sur la scène de TedX Paris : notre association RoseUp n’avait que deux ans d’existence et j’en avais déjà trop croisé de ces femmes et ces hommes aux vies fracassés par le cancer. Non pas que les patients ne sortissent de l’hôpital sans la conviction d’être guéries – et parfois même avec cette annonce de guérison, énoncée par leurs médecins, comme un précieux viatique. Mais l’écart (la stase diraient les sociologues), entre la réalité scientifique de la maladie et sa représentation sociale et ses implications économiques, ne cessait de se creuser.
Arriver à une solution équitable
Notre demande ? Que les estimations des risques de décès ou de rechute soient alignés sur les éléments objectifs de la science. Le rapport « RAP survie 10 » de l’INCa était clair et stoppait son suivi à 10 ans car « le taux de survie à 5 ans et a fortiori à 10 ans constituent des estimations fiables de la probabilité de guérison des cancers ». Pour les autorités de santé, l’horizon de guérison était à 10 ans… Sauf que le candidat au prêt bancaire devait encore déclarer aux assurances son cancer jusqu’à 20 ans après la fin des traitements et se voir imposer des surprimes importantes, ou débouté. Nous comprenions fort bien les règles de l’actuariat qui tente de définir et de quantifier un risque et ne demandions pas aux assureurs de se muer en l’Abbé Pierre. Il s’agissait juste d’arriver à une solution équitable. Ce « juste » fut un combat.
Un système existait déjà, la convention AERAS (Assurer un Emprunt avec un Risque Aggravé de Santé) signée en 2001 entre l’État et les assureurs dans le but de « faciliter l’accès à l’emprunt ». L’idée était novatrice. Mais un système conventionnel, quel qu’il soit, ne fonctionne que lorsqu’il y a désir d’avancer. Durant des années, ni l’état, ni les assureurs, ni les associations n’avaient agi pour faire évoluer cette convention au bénéfice du patient. Pour citer le rapport que l’IGAS dédia à AERAS en mai 2015 et qui résumait 15 ans de travaux : « Ces instances n’ont débouché sur aucune avancée concrète. L’intégration du progrès médical est aujourd’hui réalisée assureur par assureur, selon les cas, selon l’appétence au risque de chacun d’entre eux. L’appréciation de son risque comporte une part d’aléa pour l’assuré selon l’assureur qui serait amené à le prendre en charge ».
L’électrochoc législatif
15 ans « sans avancée concrète », on pouvait estimer que le processus conventionnel était embourbé. Nous décidâmes de profiter de la loi de modernisation du système de santé de Marisol Touraine pour relancer la dynamique. Pourquoi la loi ? Cela nous paraissait le meilleur moyen d’encadrer la convention sans la casser, espérant que le processus de négociation (re)démarrerait après l’électrochoc législatif.
Nous avons donc agi, par voie d’amendements, d’abord au Sénat où nos propositions (droit à l’oubli 10 ans après la fin des traitements pour tous, 5 ans pour les jeunes diagnostiqués jusqu’à 18 ans et pour les cancers de bon pronostic) furent adoptés à l’unanimité. Puis, en seconde lecture, l’Assemble Nationale valida la majorité de nos amendements, à l’exception de celui concernant les cancers de bon pronostic. La loi encadrait donc la convention en resserrant son périmètre aux patients qui se trouvaient entre 0 et 10 ans de la fin de leurs traitements. Les autres rejoignaient le territoire des citoyens sans risque aggravé de santé. Une victoire sociale, conceptuelle (oui, on peut s’estimer guéri du cancer) et une première mondiale.
Un progrès social et ontologique
Aujourd’hui, notre association, agréée par le Ministère de la santé, est très active dans le processus de négociations AERAS. Depuis trois ans, la grille qui définit à partir de quel délai des patients ne sont plus soumis à des surprimes, a statué sur de multiples pathologies : cancers du sein, du rein, du col de l’utérus, des testicules…
Le droit à l’oubli est un progrès social indéniable, mais également ontologique. Se définir pendant vingt ans comme « cancéreux » transforme la « simple » maladie en malédiction. Et entrave l’être. Durant ces mois de travail, de négociations, de batailles parfois, je ne pouvais m’ôter de l’esprit l’image d’Hester, l’héroïne du roman de Nathaniel Hawthorne, forcée de porter sur son corsage l’infamante Lettre Écarlate, avérant aux yeux de tous son adultère. Une vie entière à attendre l’absolution. Les malades de cancer se sont affranchis de leur lettre écarlate. Leur peine connait désormais une rémission.
Journaliste, directrice de l’association RoseUp