« Surtout en sortant de garde, évite surtout de passer du temps sur Amazon, tu risques d’y acheter n’importe quoi ». Ce conseil de vieux urgentistes aux docteurs juniors peut sembler excessif. Pourtant les achats inconsidérés – en particulier sur Internet - sont comme l’irritabilité, la fatigue ou le ralentissement des idées, l’une des caractéristiques du « syndrome post-garde » qui a été analysé dans l’Hérault et le Gard par le Dr Cyrielle Fasula (CHU Nîmes) à l’occasion d’une publication dans les Annales Françaises de Médecine d’Urgence (1).
Jusqu’au milieu des années 2010, ce concept était considéré comme flou. Les perceptions, comportements et attitudes inhabituelles en lendemain de garde étaient mis en lien avec le manque de sommeil. Très longtemps, ce ressenti (subjectif et bien souvent non verbalisé) a été considéré comme sans risques pour les patients. L’acceptation de la nécessité d’un repos de sécurité post-garde a été longue puisqu’il n’a été officialisé qu’en 2001.
Quelles sont les bases physiologiques de ce syndrome ? La privation de sommeil induit chez tous les individus une modification des ondes lentes du sommeil, une modification du métabolisme cérébral et de l’activation neuronale (2). À cela se rajoutent des durées de travail allant jusqu’à 24 heures d’affilée pour les urgentistes, la gestion du flux imprévisible des patients, le travail en équipe et une agressivité de plus en plus importante. D’un point de vue individuel, ces médecins sont confrontés pendant le temps de présence à l’hôpital à des évènements inattendus, graves et souvent brutaux nécessitant des prises de décision rapides et adaptées en toutes circonstances (3), (4).
Du fait de la particularité de l’exercice d’urgentiste, le syndrome post-garde se répercute sur quatre grandes composantes de la vie quotidienne : symptômes somatiques (fatigue, douleurs, malaises, épigastralgies, céphalées), symptômes comportementaux (achats inconsidérés, cynisme, actes inachevés, engagement excessif, troubles de la fluence verbale), troubles de l’humeur (irritabilité, sautes d’humeur, impulsivité, anxiété, intolérance) et symptômes psychiques (ralentissement des idées, manque du mot, sentiment d’être influençable, oublis fréquents). Ces signes subjectifs et les modifications de l’EEG peuvent être moins prégnants chez les personnes qui consomment de la caféine (4).
Une étude menée en Allemagne en 2016 sur 459 urgentistes (5) montre que les femmes et les hommes ne luttent pas de la même façon contre les signes ressentis en post-garde : les praticiennes peuvent soit rechercher la compagnie des autres soit la fuir ; elles ont aussi une tendance à la rumination des pensées (en particulier lorsqu’elles doivent s’occuper de leurs familles en sortie de garde) ; alors que pour les hommes, le déni ou la minimisation sont plus souvent la règle.
Des lendemains difficiles
Qu’en est-il en France où la majorité des urgentistes des plus jeunes générations travaillent de façon polyvalente (régulation, SMUR, urgences ambulatoires et urgences médico-chirurgicales à prise en charge longue) ? C’est le sujet de la thèse du Dr Cyrielle Fasula qui a interrogé en deux phases (immédiatement après une nuit de garde et à distance) un total de 113 urgentistes âgés en moyenne de 33 ans et ayant effectué dans 85 % des cas une garde de 24 heures. Contrairement à ce qui était attendu, ce n’est pas seulement au sortir de la nuit passée à l’hôpital que les signes sont le plus souvent rapportés : pour près de la moitié des personnes interrogées, le lendemain est aussi un jour difficile. Pour lutter contre ce risque de symptômes différés, 2,7 % des personnes interrogées déclarent consommer des médicaments hypnotiques et 0,9 % du cannabis. Il est possible que ces chiffres soient sous-estimés.
Dans ce travail, les médecins avaient tendance à minimiser les éléments négatifs à venir quand ils étaient interrogés en fin de garde par rapport à leurs réponses au questionnaire à distance, peut-être du fait de leur état de « survigilance » en fin de période de travail.
Si la durée de la garde, l’âge du médecin, son ancienneté dans le poste, le flux, le nombre de gardes dans le mois, l’efficacité des internes, l’accessibilité aux examens complémentaires et aux avis spécialisés ne semblent pas influer sur le syndrome post-garde, le type de poste est corrélé aux symptômes. Ainsi, les gardes de SMUR, de régulation ou de circuit ambulatoire sont moins génératrices de troubles que celles du « circuit long ». De là à réserver ces postes systématiquement aux praticiens les plus âgés, c’est un pas que certains services ont franchi mais qui peut-être délétère en termes d’attractivité pour les plus jeunes.
Aux États-Unis, un système de partage des journées en 10 et 14 heures a été préconisé pour éviter les conséquences sur le système de soins du manque de sommeil des médecins (6). En France, depuis le 10 juillet 2015, la loi définit le temps de travail des urgentistes. Il n’est cependant pas précisé si les 39 heures par semaine doivent être faites sur un modèle 10/14 h ou 24 h. Au regard des durées limitées des carrières d’urgentistes et de la proportion de burn-out dans cette spécialité, en particulier dans cette période Covid, une démarche d’amélioration des conditions de travail doit être rapidement mise en place pour garder une certaine attractivité à cette spécialité.
(1) Fasula C, Marchal A, Krebs H et coll. Le syndrome postgarde de nuit chez les médecins urgentistes : caractéristiques et facteurs influençants. Ann. Fr. Med. Urgence (2018) 8:301-308 DOI 10.3166/afmu-2018-0035
(2) Maric A, Montvai E, Werth E et coll. Insufficient sleep: enhanced risk-seeking relates to low local sleep intensity. Ann Neurol (2017) 82:409–18
(3) Regehr C, LeBlanc V et coll. PTSD, acute stress, performance and decision-making in emergency service workers. J Am Acad Psychiatry Law 45:184–92 (2017)
(4) Killgore WDS, Kamimori GH, Balkin TJ Caffeine protects against increased risk-taking propensity during severe sleep deprivation. J Sleep Res 20:395–403 (2011)
(5), Sand M, Hessam S, Sand D et coll. Stress-coping styles of 459 emergency care physicians in Germany: a pilot study. Anaesthesist 65:841–6 (2016)
(6) Gaba DM, Howard SK. Fatigue among clinicians and the safety of patients. N Engl J Med (2002) 347:1249–55