LE QUOTIDIEN : En janvier 2020, alors que le génome du SARS-CoV-2 vient à peine d’être rendu public, vous vous lancez instantanément dans la conception d’un vaccin. Quand avez-vous compris l'ampleur de cette pandémie ?
STÉPHANE BANCEL : Lorsque j'ai entendu parler de ce nouvel agent pathogène entre Noël et le jour de l’an, j'ai pensé d'abord qu’il resterait très localisé en Asie, comme le SRAS ou le MERS. Puis j’ai regardé les vols internationaux en provenance de Wuhan : ils desservaient toutes les capitales asiatiques, européennes et la côte ouest américaine. J’ai compris que le virus était partout sur la planète, que nous partions sur une pandémie mondiale !
Le 11 janvier, la séquence génétique du virus est mise en ligne par la Chine. En 48 heures, et sans avoir accès au pathogène, nos scientifiques ont développé le vaccin, qui est parti en production le 13 janvier. Il a fallu lancer tout l’outil industriel en quelques mois. Une tâche considérable, quand on sait qu'en 2019, Moderna produisait moins de 100 000 flacons par an. Deux ans plus tard, nous allons produire un milliard de doses, puis trois milliards en 2022.
Il y a quelques années, peu de scientifiques misaient sur les vaccins ARNm. Pourtant, vous y avez cru dès 2011. Pourquoi ?
C’était un pari totalement fou, oui ! Je me suis dit que si ça marchait, l’ARNm allait complètement révolutionner la médecine, en profondeur. Deux tiers de notre génome code pour des protéines intracellulaires, indispensables au fonctionnement de la cellule, qui ne sont atteignables ni par des molécules pharmaceutiques traditionnelles, ni par des protéines recombinantes. Or, avec l’ARNm, nous avions la possibilité de toucher ces protéines intracellulaires, et donc l’opportunité de développer des traitements jusqu’alors impossibles.
L’autre avantage, c’est que l’ARNm n’est pas une "drogue", mais une information, qui donne des instructions à la cellule en utilisant toujours les quatre mêmes nucléotides. C’est un énorme avantage pour le développement pharmaceutique, car il suffit de changer l’ordre du code pour créer un nouveau vaccin. Le processus industriel est toujours le même. En 2015, nous avions déjà développé un vaccin ARNm contre un coronavirus : le MERS. Cette expérience nous avait appris qu’il fallait coder la protéine spike en entier, et pas seulement des fragments, pour avoir un haut taux d'anticorps neutralisants.
C’est également un procédé qui permet de s’adapter rapidement aux variants…
Effectivement, c’est un enjeu très important. Moderna s’adapte aux variants en commençant par tester le vaccin sur toutes les souches existantes. Notre vaccin offre une très belle protection contre le variant anglais B117, il n’y a aucune différence du niveau d’anticorps. Concernant les variants sud-africains et brésiliens, les personnes vaccinées avec Moderna sont protégées mais développent moins d’anticorps.
Avec le temps, ce niveau d’anticorps va baisser. C’est pourquoi, nous avons développé un vaccin de rappel, intégrant la mutation commune au variant sud-africain et brésilien, E484K, car cet épitope n'est pas inclus dans la vaccination classique. Pour mettre au point ce nouveau vaccin, l’équipe de recherche a développé un ARNm qui code pour l’intégralité de la spike du variant. L’efficacité en essais cliniques est extraordinaire. Notre objectif est qu’il soit disponible à l’automne, pour pouvoir effectuer des rappels spécifiques contre ces variants. Nous réalisons également des essais sur le variant indien – les résultats devraient être connus très bientôt.
Comme Pfizer, vous avez annoncé vouloir développer un vaccin pour les jeunes enfants. Comment procédez-vous ?
Oui, c’est en cours. Nous avons déjà annoncé 96 % d’efficacité de notre vaccin pour les 12 à 17 ans, et sommes en train de faire les démarches auprès de l’EMA et de la FDA pour une vaccination des ados, je l’espère, dès l’été. Par ailleurs, une étude clinique est en cours chez plus de 3 000 enfants âgés de 6 mois à 11 ans. La vaccination est adaptée au poids de l’enfant, et donc plus faible que pour les adultes. Les résultats sont attendus au 3e trimestre 2021.
Avant la pandémie, Moderna était loin d’être une société industrielle. Comment avez-vous fait pour concurrencer les géants pharmaceutiques ?
Lorsque nous nous sommes lancés, nous n’avions pas du tout le bilan financier d’un Pfizer ou d’un AstraZeneca. Au début de la pandémie, Moderna avait 800 millions de dollars à la banque. Pour investir dans un outil industriel à grande échelle, nous avons donc levé 1,3 milliard de dollars sur les marchés financiers en mai 2020.
Ensuite, nous avons passé des accords avec les gouvernements, et négocié qu’une partie de la livraison de vaccin soit payée en avance. Car, sans aide financière des premiers pays qui nous ont commandé le vaccin, comme la Suisse le Canada ou Israël, nous aurions dû reculer les dates de livraison. Cela nous a permis d’acheter des matières premières, d’embaucher. C’était un vrai challenge financier, car nous devions investir sans avoir toutes les données cliniques.
En tant que Français expatrié aux États-Unis, quelle est votre vision de l'innovation en France et de la course aux vaccins ?
Alors qu’il y 30 ans, l’industrie pharmaceutique française était très innovante, je pense qu’on a perdu une partie de cette innovation. Pourtant, le vivier de biotech est extraordinaire en France. Et les capital-risqueurs français, qui aident ces sociétés à se lancer, sont aussi très bons. Pour moi, le vrai manque en France, et en Europe, c’est le capital de croissance : les montants importants qui sont investis dans une entreprise déjà bien avancée.
À ses débuts, Moderna a fait une levée de fonds de deux milliards d’euros sur les marchés privés. Ça aurait été, je pense, quasiment impossible en Europe. Cela s’explique en partie par une réglementation européenne qui limite ce capital de croissance. Par exemple, aux USA, les sociétés d'investissement à capital variable (Sicav) ont le droit d’investir jusqu’à 5 % de leurs capitaux dans des sociétés privées, chose interdite en Europe.
Joe Biden s’est dit favorable à la levée des brevets sur les vaccins. Qu’en pensez-vous ? Poursuivriez-vous les États qui copieraient vos vaccins ?
Pour moi, c’est une mauvaise réponse à un vrai problème : comment vacciner la planète entière. Pour aider les pays du Sud, nous allons fournir 500 millions de doses à Covax. La levée des brevets ne changera rien, ni sur 2021, ni sur 2022, simplement car il n’existe pas d’industrie de l’ARNm. Personne ne pourra produire plus vite que Pfizer ou Moderna, car le savoir-faire, les outils industriels, n’existent nulle part ailleurs.
Nos brevets sont disponibles pour tous sur internet, vous pouvez les lire. Et nous ne poursuivrons personne en justice pendant la pandémie. La levée des brevets est une réponse facile, populiste, qui ne va pas augmenter d’une seule dose le nombre de vaccin à ARNm disponibles dans les deux prochaines années. En revanche, ce que peuvent faire les gouvernements, c’est autoriser les exportations par exemple ! Car il est toujours interdit d’exporter des vaccins des USA.
Selon vous, la pandémie va-t-elle s’installer dans la durée ? Faudra-t-il des rappels réguliers ?
J’ai assez peur des six prochains mois et de l’apparition de nouveaux variants à l’automne, venus de pays du Sud. Ce sont des pays qui sortiront de leur hiver, avec une forte densité dans les habitations et dont une partie importante de la population est immunodéprimée, car infectée par le VIH. Ces trois facteurs vont fournir un terreau propice de mutation pour le virus. Le risque c’est de voir l’apparition d’un variant sud-africain 2.0 en novembre, tellement éloigné du virus initial que les personnes vaccinées ne seront plus totalement protégées.
Mais la bonne nouvelle c’est que statistiquement le virus ne peut pas muter de manière infinie. Donc, entre 2022 et 2023, il faudra certainement un rappel une fois par an, puis à partir de 2023, j’imagine une épidémie saisonnière similaire à la grippe, en termes de vitesse de mutation et de risque d’hospitalisation. C’est d’ailleurs pour cela que nous développons un vaccin ARNm contre la grippe, couplé à un vaccin Covid, qui intégrera dans le même flacon, les variants de l’année. Pour que tout le monde puisse passer un hiver tranquille !