Par le Pr PHILIP GORWOOD*
LE RYTHME veille-sommeil est en effet à la base de notre activité dans le temps, et ce rythme semble au coeur des perturbations dépressives. L'insomnie d'endormissement, les réveils nocturnes, le réveil à la petite aube, l'asthénie diurne, la baisse de vigilance dans la journée sont bien des symptômes souvent retrouvés dans l'épisode dépressif. Au niveau biologique, l'électroencéphalogramme de sommeil (EEG) a donné des résultats intéressants, montrant la baisse et le retard d'apparitions des ondes lentes (le sommeil profond, ondes delta) et l'accélération du premier sommeil paradoxal (moment essentiel du rêve, ondes rapides alpha) au cours de la nuit. Ces deux particularités, ainsi que le retard de phase de la température corporelle (qui baisse normalement en début de nuit), constituent des marqueurs biologiques souvent considérés comme très spécifiques de la dépression.
Le trouble affectif saisonnier, avec une prévalence comprise entre 0,5 et 3 %, constitue un bel exemple heuristique de l'importance de la chronobiologie dans la dépression. Les variations de l'exposition à l'ensoleillement (notre régulateur essentiel du temps) des différentes périodes de l'année rendent en effet compte d'une émergence accrue de dépressions en hiver (période durant laquelle les journées sont plus courtes), de manière frappante dans le Grand Nord, et de manière moindre sous nos latitudes. Qui plus est, il existe des fluctuations saisonnières de l'humeur dans la population générale, pour nous tous, avec une aggravation hivernale et une amélioration l'été.
L'exemple du trouble bipolaire.
Dans le trouble bipolaire (anciennement dénommé psychose maniacodépressive), qui constitue l'un des troubles de l'humeur les plus sévères, la chronobiologie a aussi apporté un regard différent, montrant, par exemple, combien le décalage horaire pouvait être un facteur déclencheur d'épisode maniaque. La conception de la dépression comme témoin d'une altération des relations entre le pacemaker interne (principalement organisé par les noyaux sous-thalamiques) et les rythmes sociaux exogènes (générés par la lumière essentiellement) est riche de sens, quoique encore mal connue. De fait, l'une des modalités de prise en charge du trouble bipolaire est psychoéducative, aidant le patient à acquérir un rythme de vie stable et régulier, afin de diminuer les risques de virage de l'humeur. Cette prise en charge a démontré son efficacité en réduisant surtout le risque d'accès maniaques. Dans le trouble thymique le plus fréquent, c'est-à-dire la dépression, la chronobiologie a tant pris d'importance dans ses mécanismes que de nouveaux antidépresseurs sont en cours de développement dont le principe actif inclus un tropisme pour les récepteurs mélatoninergiques. La capacité à resynchroniser l'horloge interne (gérée par le noyau suprachiasmatique) pourrait en effet être à la base même de l'amélioration de la dépression. Cet effet peut être induit par des molécules, mais il est vraisemblable que certaines stratégies thérapeutiques dans la dépression s'articulent aussi autour de ce concept. L'exemple prototypique est l'épreuve de privation de sommeil qui consiste à empêcher les sujets de dormir sur toute une nuit. Quoique inconfortable, cette technique possède un bon taux d'efficacité, et surtout une rapidité d'effet assez unique, puisque les sujets s'estiment franchement améliorés en 24-48 heures, alors qu'il faut 10 jours au minimum pour percevoir une réponse thérapeutique sous antidépresseurs.
Une autre stratégie thérapeutique organisée autour des rythmes est l'exposition à la lumière le matin, avec des lampes à forte luminosité (en général 10 000 lux pendant 30 minutes), qui fait partie du traitement du trouble affectif saisonnier. L'accentuation du message photonique « fin de nuit-début de journée » est en effet une autre manière de resynchroniser l'horloge interne, palliant l'absence d'ensoleillement matinal en hiver. Plusieurs approches dites psychosociales ont aussi été proposées dans la dépression, centrées sur la stabilisation des activités quotidiennes et du cycle veille-sommeil.
En reprenant l'histoire de la maladie avec le patient, le clinicien recherche et, le cas échéant, souligne l'impact des altérations des rythmes de vie sur les rechutes passées. Après une période d'évaluation des rythmes de vie, incluant le sommeil, mais également les modalités d'activités sociales et leurs liens avec la symptomatologie dépressive, le patient et le clinicien repèrent les connections pertinentes, ainsi que les facteurs susceptibles d'être modifiés en vue d'une meilleure stabilité. Il est difficile de conceptualiser la dépression, pathologie complexe et multifactorielle s'il en est, autour d'une source étiologique unique. Par exemple, on sait que les facteurs génétiques ont un rôle important, son héritabilité variant de 40 à 80 % selon le type de trouble de l'humeur. Néanmoins, cela n'est pas incompatible, puisque plusieurs gènes sont impliqués dans le contrôle des rythmes circadiens. Il s'agit des gènes « clock » (ou gènes d'horloge), désignés ainsi étant donné leur fonction de régulation du rythme de programmes biologiques. De fait, trois d'entres eux (PER2, ARNTL et NPAS2) ont été associés au trouble affectif saisonnier.
La dépression, une dérégulation des rythmes de vie.
Au total, la dépression peut être conceptualisée comme une dérégulation des émotions, des cognitions, mais aussi des rythmes de vie. L'approche chronobiologique de la dépression rend compte de nombreux symptômes dépressifs (notamment des anomalies du rythme veille-sommeil), de plusieurs marqueurs biologiques (sommeil, température corporelle et cycles hormonaux), et même de différentes modalités thérapeutiques antidépressives (psychoéducative, luxthérapie, épreuve de privation de sommeil, nouveaux antidépresseurs).
* CMME, centre hospitalier Sainte–Anne, Paris.
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