LE QUOTIDIEN : Comment les mésusages de l’alcool se distinguent-ils dans les trajectoires féminines ?
NICOLAS PALIERNE : Je n’ai pas cherché de causes au sens strict, mais plutôt les processus sociaux qui font basculer un jour dans la perception – par soi ou par les autres – d’un « problème d’alcool ». Dans les récits recueillis, une constante apparaît : les femmes relient beaucoup plus directement leur usage à des épisodes douloureux – deuil, séparation, isolement, dépression – ou à des violences, souvent sexuelles ou physiques. Les hommes avancent davantage comme explications la fête, le collectif, le travail, les « habitudes ». La Haute Autorité de santé confirme dans son expertise que les femmes sont plus exposées à l’anxiété, aux états dépressifs, aux violences. Et ces facteurs se mêlent souvent dans la genèse d’un trouble de l’usage.
Se cacher ou assumer, une frontière mouvante selon notre appartenance sociale ?
On assume tant qu’on estime être « dans les normes » du groupe social auquel on appartient. On commence à cacher dès que ces normes sont dépassées ou perçues comme telles. Et ces normes varient selon l’âge, le genre, la profession. Tant qu’une consommation s’aligne sur les usages ordinaires du groupe, même excessive, elle échappe souvent à la problématisation.
Les alcoolisations ponctuelles importantes (API) sont plus fréquentes chez les jeunes. Les consommations quotidiennes baissent de façon générale, sauf chez les plus âgés. Certains secteurs professionnels exposent davantage aux consommations quotidiennes (agriculture, bâtiment, immobilier), et/ou aux API (agriculture, bâtiment, arts et spectacle).
Les hommes, globalement, continuent à boire davantage. Et à le verbaliser sans que cela paraisse toujours problématique. Les femmes « qui boivent », elles, sont alors plus vite jugées « hors norme », donc plus promptes à la dissimulation.
Le « boire caché » féminin, mythe ou réalité ?
Les deux. D’un côté, il s’agit bien d’une réalité : les femmes boivent de façon isolée plus souvent et plus tôt dans leur trajectoire que les hommes, par honte, culpabilité mais aussi par volonté de se protéger de jugements ou de violences.
D’un autre côté, les hommes aussi se cachent. Mais ils bénéficient de plus d’espaces sociaux pour masquer leur trouble et minimiser les quantités bues derrière les multiples occasions de boire : un apéro, un rituel pro, un contexte festif. Certaines « cachettes » sont même collectives et socialement ritualisées, ce qui en atténue le caractère anormal.
Entre banalisation virile et honte silencieuse, les deux sexes cherchent à éviter le stigmate, mais pas de la même façon. Le psychiatre Jean Maisondieu relevait déjà dans les années 2000 que les femmes affirmaient « je ne bois pas », tandis que les hommes disaient « je bois comme tout le monde ». Aujourd’hui, les situations sont sans doute moins tranchées, mais cette opposition continue d’éclairer les logiques de déni et les formes de justification selon le genre.
L’écart hommes-femmes diminue. Pourquoi ?
Les travaux internationaux, comme le projet Genacis, montrent que les écarts sont les plus forts dans les sociétés les plus inégalitaires, où les femmes sont assignées à des rôles subordonnés. Quand le niveau d’éducation, d’autonomie économique et de loisirs féminins augmente, les déclarations d’alcoolisation augmentent aussi. Plus les hommes sont diplômés, moins ils boivent. Mais chez les femmes, c’est l’inverse dans de nombreux pays. L’élévation générale du niveau de diplôme a ainsi joué sur les alcoolisations dans des directions opposées pour les femmes et les hommes.
Attention, convergence ne veut pas dire égalité. Ni même homogénéisation. En France, les écarts restent nets : les femmes boivent toujours moins souvent et en moindre quantité que les hommes, et les significations restent genrées. La convergence ne doit pas servir à nourrir les vieux discours antiféministes sur la rançon de l’émancipation.
Apparence, grossesse, réputation : s’agit-il de freins protecteurs ?
Tout dépend pour qui. Il y a, dans nos sociétés, des normes esthétiques, sexuelles, maternelles qui dissuadent les femmes de trop boire. À dose égale, elles sont d’ailleurs plus vulnérables que les hommes aux effets délétères de l’alcool, physiologiquement comme socialement. Les conséquences sur le fœtus sont connues. Mais ces mêmes normes sont à double tranchant. Elles renforcent la stigmatisation des femmes qui les transgressent. Résultat : elles s’isolent et peinent à demander de l’aide.
Quels signaux peuvent alerter ? Quel rôle pour le généraliste ?
Dans les récits recueillis, l’entrée en soins ne repose jamais sur un seul signal : il faut souvent une chaîne d’alertes, venues à la fois de l’entourage, de soignants ou de travailleurs sociaux.
Les signaux sont souvent indirects : des troubles du sommeil, une anxiété vague, une tension artérielle instable, une humeur changeante. Le symptôme « alcool » se cache souvent derrière d’autres plaintes. Et entre usage « ordinaire » et trouble médicalement identifié, une large zone de mésusage est socialement tolérée.
Le généraliste est donc la clé du repérage. L’enjeu, c’est de poser des questions ouvertes, sans chercher un « aveu ». Comprendre ce que l’alcool apporte à la patiente – un soulagement, un sas – mais aussi informer sur ce qu’il coûte à sa qualité de vie. L’alcool doit être abordé non pas comme une faute mais comme un facteur de santé parmi d’autres, avant même l’apparition d’un trouble. Il faut permettre aux femmes de parler sans crainte, dans un cadre sécurisant, où la question de l’alcool s’aborde… comme on aborde le sommeil, l’alimentation ou la santé mentale.
Aménager un espace matériel de confiance, cela commence dès la salle d’attente avec des affiches et brochures. L’Audit-C et l’entretien motivationnel sont des outils utiles, à condition d’être insérés dans une relation empathique. Il s’agit alors de dresser un état des lieux, informer sur les risques, proposer des objectifs atteignables, dans un cadre sécurisé (attention au sevrage). Et, si besoin, orienter vers les structures spécialisées.
Pour aborder le sujet des violences sans augmenter la culpabilité, la première règle est de ne pas confondre causalité et corrélation. L’alcool peut être un facteur aggravant de violences mais jamais leur cause.
Les femmes consultent-elles moins ? Plus tard ?
La stigmatisation, plus forte, rend la demande d’aide plus complexe. Pour les mères, un frein puissant s’ajoute : la peur d’être jugée comme « mauvaise mère » ou de perdre la garde. À cela s’ajoute, chez les médecins, un biais professionnel : l’addiction à l’alcool, par sa figure masculine dominante, est parfois moins bien repérée chez les femmes, alors qu’à consommation égale, les risques sanitaires sont accrus. Et le problème une fois identifié, encore faut-il que la parole puisse se poser sans crainte de jugement, dans une relation de confiance, pour faire émerger une réelle demande d’aide.
On constate un paradoxe. La stigmatisation sociale fait que certaines femmes identifient plus tôt leur consommation comme problématique. Mais leur plus grande vulnérabilité – somatique, psychique, sociale – accélère les effets délétères de l’alcool. Résultat : les femmes peuvent entrer en soins dans des situations plus dégradées, ce qui renforce l’impression d’une prise en charge plus tardive. Mais il reste que les alcoolisations plus importantes des hommes continuent de peser bien davantage en termes de morbidité et de mortalité. On peut donc porter différents regards sur le « retard ».
La mixité dans les unités de soins est-elle bénéfique ?
J’ai pu observer deux unités mixtes. Les soignants défendent la mixité comme reflet de la vie réelle, facteur d’ouverture et de « décloisonnement ». Mais celle-ci crée parfois des tensions pour les équipes soignantes : des couples se forment, ce qui détourne du soin ou mobilise l’énergie psychique ailleurs.
Ces relations peuvent jouer un rôle de revalorisation personnelle, chez des patientes très abîmées dans leur estime d’elles-mêmes. Certaines femmes témoignent cependant d’un réel malaise : elles s’attendaient à une mixité équilibrée mais se retrouvent minoritaires, confrontées à des comportements sexistes ou intrusifs. Les unités non mixtes offrent alors une bulle de sécurité. Surtout pour celles ayant vécu des violences graves. Pour certaines, c’est indispensable.
De la loi Évin aux recos « Alcool et femmes »
10 janvier 1991 • Promulgation de la loi Évin
Septembre 2009 • Publication du projet international Genacis sur les écarts de genre dans les consommations d’alcool
21 mai 2010 • Adoption par l’OMS de la stratégie mondiale de réduction de l’usage nocif d’alcool
2017 • Introduction en France des repères de consommation à moindre risque (≤ 10 verres/semaine, ≤ 2 verres/jour, et pas tous les jours)
26 février 2025 • Recommandations de la Haute Autorité de santé : « Alcool et femmes » pour le premier recours
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