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Dossier

Humanités médicales : un territoire à conquérir…

Par Adrien Renaud - Publié le 10/01/2025
Humanités médicales : un territoire à conquérir…

L’enseignement des humanités médicales trouve des applications dans la relation entre le médecin et le malade
VOISIN/PHANIE

Obligatoire dans la formation depuis les années 1990, l’enseignement des humanités médicales peine encore à s’imposer de façon évidente. Ce qui n’empêche pas des équipes de résister à l’hégémonie de la médecine vue comme une technique.

« J’ai l’habitude de dire que j’enseigne les sciences humaines et sociales en milieu hostile : je me retrouve face à des étudiants qui n’ont pas choisi médecine pour faire de l’histoire, et je ne peux jamais partir de l’idée que ce que je leur propose de faire est évident pour eux. » Voilà comment l’historien Christian Bonah, directeur du Département d’histoire de la vie et de la santé (DHVS) à la faculté de médecine de l’université de Strasbourg, décrit son activité d’enseignement à destination des étudiants alsaciens. Autant dire que les humanités médicales, pourtant obligatoires dans le cursus des futurs praticiens, ont encore du chemin à faire pour gagner une légitimité incontestée. Et pourtant, la demande pour une médecine alliant haute technicité et conscience sociétale se fait de plus en plus forte. L’enseignement n’a pas d’autre choix que de s’adapter.

« L’inscription des humanités médicales dans les programmes est obligatoire en Pass, en 1er cycle et en 2e cycle, mais le nombre d’heures varie en fonction des relations entre la faculté de médecine et une équipe de chercheurs en sciences humaines et sociales », constate Céline Lefève, professeure de philosophie à l’université Paris Cité, directrice de l’Institut de la personne en médecine, et membre fondatrice du Collège des enseignants en humanités médicales (Colhum). « Certains enseignements, notamment en 1re et en 6e année, sont fixés par la loi, et la plupart des facultés n’ont qu’un enseignant pour s’en occuper, alors qu’à Strasbourg, nous avons une équipe de huit enseignants permanents, ce qui nous permet d’assurer 1 600 heures de cours », confirme Christian Bonah. C’est pourquoi Céline Lefève estime que « l’insertion des sciences humaines et sociales dans les études de médecine n’est pas encore une véritable intégration », ou du moins pas partout. Il y a selon elle beaucoup d’endroits où il faut encore travailler « à établir des passerelles, des coordinations avec les enseignements biomédicaux plus classiques ».

Avec les Ecos, une grande partie de l’évaluation porte sur le relationnel patient, sur la posture, ce qui est très en rapport avec les humanités médicales

Hadi Abdi Rached, vice-président de l’Anemf

Un travail d’autant plus nécessaire qu’il répond à une demande de la part des étudiants, du moins si l’on en croit Hadi Abdi Rached, vice-président de l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf) et chargé de mission « réflexion éthique ». « Ce sont des enseignements qui font partie intégrante de notre cursus, qui sont essentiels pour la relation de soin, pour les questions éthiques et qui permettent vraiment de construire une figure du médecin qui serait moins dans la science pure, et davantage dans l’humain », estime-t-il. Et cet étudiant parisien d’ajouter que les carabins ont un intérêt très pratique à ne pas négliger les humanités médicales. « Avec les Ecos, qui comptent pour 30 % de la note pour l’internat, une grande partie de l’évaluation porte sur le relationnel patient, sur la posture, ce qui est très en rapport avec les humanités médicales », soutient-il.

Il n’y a pas qu’Hannah Arendt dans la vie

Il faut donc sortir d’une vision des humanités médicales qui voudrait qu’un médecin soit meilleur dans son métier s’il a lu Hannah Arendt ou Georges Canguilhem. Et c’est très exactement ce que font les enseignants. « Je ne fais pas des cours de philosophie en médecine, ce n’est pas une importation, nous avons construit des discours qui répondaient à des enjeux de pratique pour les futurs médecins », fait valoir Jean-Marc Mouillie, philosophe et directeur du département de sciences humaines et sociales à la faculté de santé d’Angers. « Un sociologue qui ferait juste de la sociologie serait inaudible pour nos étudiants en médecine, confirme Christian Bonah. Ils voient très bien en quoi ils ont intérêt à apprendre comment faire une ponction lombaire, mais pas forcément pourquoi je viens leur parler du film médical. Je dois donc leur démontrer en permanence que ce que je leur propose a un impact réel, et que cela vaut la peine. »

Je ne fais pas des cours de philosophie en médecine, nous avons construit des discours qui répondaient à des enjeux de pratique pour les futurs médecins

Jean-Marc Mouillie, philosophe et directeur du département de sciences humaines et sociales à la faculté de santé d’Angers

C’est ce qui pousse les enseignants à faire preuve de créativité. « Nous utilisons beaucoup de pédagogies innovantes, avec par exemple un TD qui s’appelle "il faut être patient", et où 300 étudiants sont couchés dans un lit comme s’ils étaient hospitalisés, pour vivre l’expérience du patient par simulation, illustre Christian Bonah. Nous avons aussi des enseignements optionnels sur la vision de l’hôpital, fondés sur une base de 1 500 films institutionnels produits par l’Assurance-maladie, les industriels, les établissements, etc. » Il est par ailleurs important d’apporter une certaine continuité entre les enseignements d’humanités médicales pour qu’ils restent intelligibles aux yeux des étudiants. « Je prends un fil conducteur qui est l’éthique, explique Jean-Marc Mouillie. J’explique en 2e année la différence entre la morale, l’éthique, la loi, la déontologie, j’apporte une vision historique avec le procès de Nuremberg qui est un moment fondateur, on travaille ensuite en 3e année sur des thèmes classiques comme la fin de vie, la douleur, la souffrance du soignant… »

Des degré de réceptivité variables

Les enseignants notent que le degré de réceptivité des étudiants aux humanités médicales varie au fur et à mesure du cursus. « Les étudiants très jeunes, en 1re ou 2e année, ont souvent une appétence pour le relationnel, et il est assez facile de s’adresser à eux, remarque Jean-Marc Mouillie. Ils sont ensuite souvent happés par la technicité, le volume de connaissances scientifiques à acquérir, et on les voit se distancier, beaucoup ne suivent plus que ce qui est strictement nécessaire pour valider les examens. » Mais cette distanciation peut n’être que temporaire. « Quand ils sont confrontés à la pratique, qu’ils rencontrent l’exercice de plein fouet, ils reviennent souvent nous voir avec de vraies demandes, des questions sur l’éthique, la violence dans les soins, etc. », souligne le philosophe.

Une fois les études terminées, le sujet se pose différemment, et l’offre de formation n’est pas forcément au rendez-vous. « On a des professionnels en exercice qui éprouvent le besoin de s’ouvrir aux humanités parce qu’ils rencontrent des problématiques dans la clinique et qu’ils se rendent compte qu’ils n’ont pas les outils théoriques pour les aborder », note Céline Lefève. Celle-ci estime donc qu’il faut développer les enseignements en 3e cycle et en formation continue. Pour le 3e cycle, elle remarque que des contacts sont en cours, et note en ce qui concerne la formation continue qu’il existe « une vingtaine de masters en France », soulignant par exemple qu’un nouveau parcours « humanités biomédicales en santé » sera ouvert à la rentrée 2025 au sein du master d’histoire et de philosophe des sciences de l’université Paris Cité. « Il faudrait par ailleurs ouvrir des DU ou DIU [Diplômes universitaires ou interuniversitaires, ndlr], il y a une demande, estime-t-elle. Ce sont souvent des formations typiques des facultés de médecine, et nous, les enseignants de sciences humaines et sociales, avons peut-être besoin d’être accompagnés pour cela. »

Car quel que soit le stade de leur carrière, les médecins ont toujours besoin de ce recul que permettent les humanités médicales. « Stimuler la réflexivité sur ce qu’on est en train de faire en tant que professionnel, c’est quelque chose dont on a besoin en permanence, veut croire Christian Bonah. Il faut apprendre à se questionner, à savoir pour qui l’on travaille, et ce n’est pas la technique qui peut l’apprendre aux médecins. » Une perspective que partage Jean-Marc Mouillie. « Je crois qu’un fossé se creuse entre la médecine techniciste, fondée sur la performance, avec des objectifs de rentabilité, et le rapport à la vie humaine, auquel les gens restent sensibles, estime le philosophe. L’une de nos modestes fonctions, c’est de penser cette situation et de construire une façon de soutenir le lien social. »