Si le phénomène de renoncement aux soins demeure assez faible en médecine générale, c’est notamment grâce à certains mesures prises par l’Assurance maladie. Recrutement des assistants qui ont déjà permis à près de 1 500 généralistes d’accroître leur patientèle, déploiement des CPTS mais aussi essor de la téléconsultation permettent « globalement au médecin généraliste de rester accessible pour le soin de proximité », commente Thomas Fatôme, directeur de l’Assurance maladie, dans un entretien exclusif au Généraliste.
Que représente aujourd’hui le renoncement aux soins en France ? Comment le mesurez-vous ? Comment a évolué ce phénomène ces dernières années ?
Thomas Fatôme : Le renoncement aux soins est un phénomène très difficile à évaluer et source d’incertitudes statistiques. Il faut distinguer ce qui relève du renoncement aux soins de ce qui relève du report de soins. Ce sujet est très important pour l’Assurance maladie. C’est la raison pour laquelle, depuis plusieurs années, nous accompagnons les assurés dans l’accès aux droits, qui est bien souvent un préalable à l’accès aux soins. Des missions d’accompagnement en santé ont été mises en place dans toutes les caisses primaires d’Assurance maladie pour aider les Français qui rencontrent des difficultés pour trouver un médecin traitant ou accéder à certains soins.
Quelles sont les spécialités les plus touchées par le renoncement aux soins ? La médecine générale est-elle concernée ?
T. F. : Certaines études, y compris celle que nous menons avec nos partenaires de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), montrent des taux de renoncement aux soins à 25 % qui recouvrent à la fois de réels renoncements mais aussi des reports de soins. Je me méfie de ces chiffres globaux qui traduisent mal une réalité différente selon les soins dont on parle. Le renoncement aux soins concerne aujourd’hui majoritairement l’optique ou le dentaire, beaucoup moins la médecine générale. Les délais de rendez-vous importants dans certaines spécialités (dermatologues, ophtalmologues, gynécologues…) peuvent se traduire par des renoncements aux soins. Même si la France dispose de spécialistes de ville plus accessibles que d’autres pays européens.
Avez-vous observé, ces derniers mois, une aggravation de la situation avec la crise sanitaire ?
T. F. : Oui, l’année 2020 a été chamboulée par l’épidémie de Covid, avec des ruptures de soins pendant le premier confinement. Là encore, il s’agissait davantage de reports de soins que de renoncements définitifs. Nous demeurons toutefois vigilants sur le suivi de plusieurs pathologies, notamment liées à la santé mentale, ou sur les dépistages des cancers. L’étude EpiPhare réalisée avec l’ANSM a permis de mesurer que la crise avait notamment entraîné en 2020 une baisse massive de consommation d’antibiotiques, d’AINS ou de corticoïdes oraux. Mais elle a aussi été à l’origine d’un moindre recours en 2020 à des examens d’imagerie (scanners, IRM…) ou encore d’un déficit de la vaccination des enfants.
Quelle a été l’ampleur du renoncement aux soins pendant le premier confinement ?
T. F. : Nous avons assisté à un arrêt des soins pendant le premier confinement, clairement montré par l’enquête réalisée avec l’observatoire Odenore. 60 % des Français ont indiqué ne pas avoir réalisé au moins un soin dont ils avaient besoin, à leur initiative. Ce qui est rassurant, c’est que la plupart des personnes interrogées disent avoir fait la démarche, en sortie de confinement, d’aller faire ces examens ou consultations. D’ailleurs, la consultation mise en place par l’Assurance maladie pour accompagner la sortie du confinement a été un succès. 1,1 million de personnes y ont eu recours grâce à la forte implication des médecins généralistes. L’Assurance maladie a également travaillé avec les médecins pour permettre, depuis décembre, une consultation de prévention Covid pour les personnes fragiles. Fin février, 1,6 million de personnes y avaient déjà eu recours. Des patients, notamment âgés, ont eu le réflexe de faire un bilan post-confinement pour voir s’ils devaient réaliser un dépistage ou un examen.
Selon cette même étude, le renoncement définitif aux soins a donc en réalité été assez faible pendant le premier confinement puisque 2 à 7 % des soins n’auraient au final pas été réalisés entre le 17 mars et le 11 mai.
La situation s’est-elle améliorée depuis le premier confinement ?
T. F. : Oui, car nous avons été proactifs avec les professionnels de santé pour que les cabinets soient maintenus ouverts, mais aussi avec les assurés pour qu’ils continuent à prendre leurs traitements et à se rendre chez leur médecin traitant. L’objectif était de ne pas assister à une rupture de soins et il a été atteint. L’activité de soins pendant le 2e confinement a été quasiment identique à celle enregistrée en temps normal.
Le rattrapage a aussi concerné les dépistages ?
T. F. : Oui, notamment le dépistage du cancer colorectal, qui a été fortement impacté par la crise. Plus de 300 000 dépistages avaient été réalisés en février mais quasiment aucun ne l’a été en avril ! Le dépistage a été relancé à l’automne, avec plus de 350 000 dépistages en octobre, soit un niveau bien au-delà de la participation des années précédentes, ce qui accrédite un possible rattrapage.
La crise démographique de la médecine générale est-elle à l’origine de renoncements aux soins ?
T. F. : Les conditions d’accessibilité aux médecins généralistes restent satisfaisantes. Un rendez-vous sur deux est pris en moins de deux jours. Et quand il y a un symptôme, le médecin traitant trouve un rendez-vous dans la journée dans un cas sur deux. Dans le même temps, il existe bien sûr des tensions territoriales, le vieillissement des généralistes laisse augurer des situations difficiles, mais globalement le médecin généraliste reste accessible pour le soin de proximité.
Quelle est la patientèle moyenne d’un médecin généraliste ? A-t-elle augmenté ces dernières années ?
T. F. : En 2020, la patientèle moyenne d’un généraliste approche le millier de personnes avec 987 personnes. Elle est constituée de 893 patients adultes et 94 patients enfants. La situation est assez stable sur les deux, trois dernières années. L’enjeu, grâce aux CPTS et aux assistants médicaux, est de gagner du temps médical et de renforcer l’accès aux soins dans les territoires où l’on observe des fragilités. Et les délégations de tâches, l’exercice coordonné ou les infirmières de pratique avancée (IPA) ont aussi pour objectif d’organiser un recours aux soins différents ou complémentaires.
Le nombre de patients sans médecin traitant continue-t-il d’augmenter ?
T. F. : Non. La France comptait 5,4 millions de patients sans médecin traitant en janvier 2020 et 5,3 millions à la mi-2020, date de nos dernières statistiques (juin 2020). Mais ce sujet demeure une préoccupation majeure.
Quelles sont les solutions mises en place dans les territoires, notamment pour que les patients ne soient pas pénalisés dans le parcours de soins ?
T. F. : La priorité est déjà d’essayer de rendre les médecins traitants plus disponibles, c’est une des missions socles des CPTS. Nous avons aujourd’hui plus d’une centaine de CPTS signées, nous sommes sur une bonne dynamique, nous espérons la conclusion de 300 autres d’ici à la fin de l’année. Nous souhaitons mettre à disposition des CPTS le plus d’informations possibles sur les patients qui n’ont pas de médecin traitant, de façon à mener des actions communes de sensibilisation des assurés et des professionnels.
Les assistants médicaux ont-ils permis d’améliorer l’accès aux soins ?
T. F. : Même si la dynamique a été un peu ralentie par la crise, plus de 1 800 contrats d’assistants médicaux ont été signés. Chaque semaine, entre 20 et 50 médecins passent le cap et signent des contrats. Au total, 1 435 généralistes ont un assistant à temps plein, mi-temps ou tiers-temps.
Pour un médecin avec une patientèle de 1 000 patients, le recrutement d’un assistant doit permettre en moyenne d’avoir 150 patients en plus, mais les premiers résultats présagent que cet objectif pourra être dépassé. Je considère que le bilan est positif.
Les renoncements aux soins peuvent aussi être consécutifs à des refus de soins. Observez-vous une évolution de ce phénomène ?
T. F. : Nous ne disposons pas d’éléments chiffrés pour le moment. Un décret publié fin 2020 a transformé le dispositif de signalement pour le rendre plus efficace et plus simple pour les assurés. Les commissions de conciliation ont été mises en place depuis janvier. Nous serons très attentifs aux remontées des assurés, nos médiateurs dans les caisses étant mobilisés sur ces sujets.
Les aides conventionnelles, notamment celle de 50 000 euros pour accompagner l’installation de généralistes en territoires sous-dotés, ont-elles rencontré du succès ?
T. F. : Au 31 décembre dernier, 1 750 contrats d’aide à l’installation des médecins (CAIM) ont été recensés, avec 500 nouvelles adhésions en 2020. C’est encourageant. 80 % de ces contrats sont signés par des médecins généralistes. Ce dispositif doit continuer à trouver sa place, on sait que l’installation d’un médecin sur un territoire répond aussi à d’autres motivations.
Quelle place doit prendre, selon vous, la téléconsultation pour pallier le déficit de médecins ? Quelles sont les limites médicales de l’exercice ? Ne redoutez-vous pas une perte de qualité ?
T. F. : Nous sommes vigilants à ce que le recours à la téléconsultation respecte les recommandations de la HAS. Mais il est aussi nécessaire d’assouplir les règles de l’avenant 6 qui l’encadre. Le recours obligatoire à son médecin traitant dans les douze mois précédant une téléconsultation est une règle considérée comme absurde par bon nombre d’assurés. Nous devons donc trouver un équilibre, en facilitant le recours à une téléconsultation quand il apporte une réponse à l’absence de médecins tout en évitant de dissuader la mise en place d’organisations de soins de proximité dans ces mêmes territoires. Les négociations sur le sujet n’ont pas abouti, fin 2020. Je les relancerai après les élections professionnelles.
N’existe-t-il pas un risque que la téléconsultation court-circuite le parcours de soins ?
T. F. : Pendant la crise, dans plus de 8 cas sur 10 (82 %), les gens qui ont recouru à la téléconsultation l’ont fait avec leur médecin traitant, alors que l’état d’urgence sanitaire avait fait sauter toutes les règles ! Les Français ont le réflexe de se tourner vers lui. Il faut préserver cela et en même temps permettre l’accès à des soins spécialisés quand les organisations territoriales ne sont pas en place. Sur les problèmes d’accès aux soins en psychiatrie par exemple, la téléconsultation peut être un vecteur intéressant.
Concernant la santé mentale justement, le remboursement des psychothérapies dans les départements où il a été expérimenté a-t-il déjà permis de réduire le renoncement en soins psy ?
T. F. : À ce jour, 28 000 patients ont bénéficié d’une prise en charge de 261 700 séances réalisées depuis janvier 2018 dans les quatre départements pilotes (Bouches-du-Rhône, Haute-Garonne, Morbihan, Landes).
Nous avons des retours qualitatifs très satisfaisants des assurés mais aussi des 3 600 médecins généralistes qui ont participé à ce dispositif. Le recours au psychologue organisé par le médecin traitant semble pertinent. Nous lançons une évaluation scientifique du dispositif mais nous avons l’intuition qu’il répond à un réel besoin, particulièrement en cette période de crise.
Le service d’accès aux soins (SAS) vise à apporter une réponse aux soins non programmés et permettre la prise en charge rapide des petites urgences. Peut-il éviter aussi des renoncements aux soins ?
T. F. : Si nous parvenons à mettre en place un système de régulation efficace, nous faciliterons l’accès aux soins à des personnes qui, parfois, renoncent à se soigner, faute de trouver un praticien. Le SAS ne doit pas se substituer au médecin traitant, il n’a pas été conçu pour cela. S’il permet aux patients sans médecin traitant ou à ceux dont le médecin traitant n’est pas disponible d’accéder à une consultation de médecin généraliste dans les 24 à 48 heures, nous aurons fait œuvre utile contre le renoncement aux soins.