La HAS vient de publier les recommandations sur l’anorexie. Elles insistent notamment sur l’importance du repérage en médecine générale de ces pathologies complexes, marquées par un fort déni.
Grande première : la HAS vient de sortir ses recommandations de bonne pratique sur l’anorexie, ainsi que des guides destinés aux malades et à l’entourage. “Ces documents sont une grande nouveauté en eux-mêmes, puisqu’il n’existait rien jusqu’à présent permettant d’avoir des repères au niveau national”, avance le Pr Jean-Luc Vénisse (psychiatre, CHU Nantes). En pratique, les recommandations ont le mérite d’insister sur trois points primordiaux. Premièrement, sur la nécessité de mieux repérer la maladie. Car aujourd’hui le dépistage est insuffisant en médecine de ville, alors qu’il est très simple à réaliser.
Deuxièmement, elles mentionnent l’importance de mener les soins en ambulatoire, de façon prolongée et pluridisciplinaire. Troisièmement, elles abordent l’hospitalisation et les critères de gravité qui la justifient.
Oser dépister
Au niveau du dépistage, le médecin traitant et le pédiatre sont les mieux placés pour repérer les troubles du comportement alimentaire (TCA). « Mais bien souvent, le diagnostic est trop tardif : il est fréquemment posé avec un ou deux ans de retard », regrette Jean-Luc Vénisse. Souvent les médecins n’osent pas objectiver les choses, surtout lorsqu’elles surviennent dans un environnement familial dans lequel tout semble aller bien. Malheureusement, les conséquences de ce retard diagnostique influent sur le pronostic de guérison, avec des effets de chronicisation et de désinsertion manifestes.
Cibler tous les ados
Pourtant, le repérage de ces troubles est loin d’être difficile. Il doit être ciblé sur des populations à risque ou lors de la présence de signes d’appels. Une population très large, puisqu’elle représente tout d’abord tous les adolescents mais aussi les préadolescents. “On constate en effet que l’anorexie survient de plus en plus tôt, chez des jeunes filles prépubères, et sous des formes très résistantes”, analyse le Dr Marie-Pierre Archambeaud (médecin généraliste spécialisée dans les troubles de l’adolescence, Paris). D’autres populations sont particulièrement sujettes aux TCA : on ne connaît que trop bien les risques encourus par les mannequins et les danseurs, ainsi que personnes pratiquant un sport nécessitant un contrôle du poids ou une grande maîtrise du corps, comme les gymnastes. Mais pas seulement : tous les sportifs qui entrent dans la compétition (dès le niveau régional) sont à surveiller, car les exigences sportives s’accompagnent en général de modification des habitudes alimentaires pouvant déboucher sur des conduites anorexiques-boulimiques. La vigilance sera au rendez-vous lors de l’établissement de certificats de non contre indication à la pratique sportive. Fait moins connu, les personnes atteintes d’hypercholestérolémie familiale et les diabétiques de type 1 sont plus exposés aux TCA. “Il est clair que le diabète de type 1 augmente le risque de développer un trouble anorexique-boulimique et péjore le pronostic, atteste Jean-Luc Vénisse. Les évolutions sont plus difficiles, avec parfois des formes complexes dans lesquelles les malades recherchent le vertige de l’hypoglycémie ». Il ne faut pas non plus oublier les garçons, plus rarement concernés (10 % des cas), et chez qui le trouble se manifeste différemment. Ces jeunes hommes ont un problème avec l’image du corps du même ordre que les filles, mais la revendication à affirmer leur identité masculine passe par une frénésie de musculation (voir encadré).
Outre ces populations à risque, certaines plaintes variées et décalées peuvent mettre la puce à l’oreille des professionnels de santé. Un déclenchement pubertaire avec une prise de poids importante est un signe d’alerte, comme les troubles de la mise en place du cycle menstruel. « Parfois, l’aménorrhée précède la perte de poids de plusieurs années !” révèle Jean-Luc Vénisse. Il ne fait donc pas hésiter à revoir une jeune femme qui présente un ensemble de troubles signant une puberté difficile. D’autres signes moins évocateurs peuvent survenir : une hyperactivité physique ou un hyper-investissement intellectuel ; ou encore des nausées et douleurs abdominales répétées chez l’enfant. Ces dernières plaintes peuvent également signer des abus sexuels, qui ne sont pas si rares dans les antécédents de TCA.
Interrogez, tracez, dépistez !
Le dépistage comporte deux volets. D’une part il s’agit d’interroger le patient au sujet de son comportement alimentaire, D’autre part, il est impératif de suivre systématiquement et régulièrement les courbes de croissance en taille, poids et IMC.
D’abord, devant un sujet à risque, le médecin posera une ou deux questions sur l’existence des TCA telles que : « Avez-vous ou avez-vous eu un problème avec votre poids ou votre alimentation ? » ou : « Est-ce que quelqu’un de votre entourage pense que vous avez un problème avec l’alimentation ? » Les recommandations proposent aussi le recours au questionnaire DFTCA (définition française des troubles du comportement alimentaire), où deux réponses positives sont fortement prédictives d’un TCA :
- Vous faites-vous vomir parce que vous vous sentez mal d’avoir trop mangé ?
- Vous inquiétez-vous d’avoir perdu le contrôle de ce que vous mangez ?
- Avez-vous récemment perdu plus de 6 kg en 3 mois ?
- Pensez-vous que vous êtes gros(se) alors que d’autres vous trouvent trop mince ?
- Diriez-vous que la nourriture domine votre vie ?
Des questions que certains pourraient trouver trop directes, mais qui méritent d’être posées. “Je ne pense pas qu’il faille parler à demi-mot. Au contraire, dans le champ des addictions, on s’est rendu compte que le discours clair et direct était très bien perçu par la majorité des patients”, évoque le Pr Vénisse. Sans toutefois oublier de travailler sur le déni, très présent dans ce type de pathologie. Selon la relation entretenue avec la patiente, le médecin peut reformuler, si besoin, les questions de façon plus subtile, voire de les reposer plus tard si elles provoquent un blocage de la malade. En revanche, il n’est pas question de se jeter sur la première réaction anorexique pour mettre en place tout un protocole. « Il existe des réactions anorexiques passagères qui ne méritent pas de s’attarder. Mais le médecin reverra la patiente régulièrement - au moins tous les trois mois - afin de s’assurer que la situation s’est régularisée d’elle même », commente le psychiatre.
L’IMC à chaque consultation
Outre ces questions ponctuelles, c’est le suivi des courbes de croissance en poids, taille et IMC qui est indispensable. “Il devrait être systématiquement fait à chaque consultation chez tous les enfants et adolescents” appuie le Dr Archambeaud. Malheureusement, il est encore trop souvent négligé. Dommage, car c’est en étudiant la dynamique de ces courbes que le médecin traitant pourrait se rendre compte d’anomalies révélatrices de TCA. « Il faut prendre le temps de construire ces courbes. En effet, lors des troubles du comportement alimentaire, on peut visionner un décrochage de la courbe d’IMC, ou parfois même des anomales bien plus subtiles, comme un faible abaissement ou une augmentation progressive du poids dès l’enfance, qui signe un grand stress aboutissant généralement à l’adolescence vers un TCA, avec une rupture nette de la courbe IMC. Le poids et la taille devraient donc impérativement, à chaque consultation, être reportés dans le carnet de santé et le dossier du patient” martèle Marie-Pierre Archambeaud. Ce suivi régulier permettrait d’éviter de passer à côté de beaucoup de conduites alimentaires addictives.
Un suivi très suivi
Si le généraliste a un rôle clé dans le dépistage, il est aussi très impliqué dans la prise en charge, qui sera autant que possible effectuée en ambulatoire, et non pas à l’hôpital que l’on réservera aux cas graves. Cet accompagnement de ville sera assuré par une équipe pluridisciplinaire constituée d’au moins deux soignants : un psychiatre ou pédopsychiatre et un somaticien (s’il est prêt à accepter les exigences d’un tel suivi, cette mission est attribuée au médecin traitant ou au pédiatre). Il est en effet important de conjuguer les dimensions autour du corps - somatique et diététique - et de l’esprit. « Surtout, il faut vraiment retenir que ce n’est jamais bien d’être seul pour gérer ce type de pathologies quand elles sont avérées, insiste Jean-Luc Vénisse. Ceci est valable pour le médecin généraliste, le pédiatre, mais aussi le nutritionniste et le psychiatre. On s’est rendu compte qu’un suivi uniquement psychologique ou uniquement nutritionnel ne donnait pas de bons résultats. Nous devons donc accepter l’idée d’être plusieurs, ce qui se fait peu aujourd’hui, mais qui pourtant est primordial »
Pour Marie-Pierre Archambeaud, la prise en charge est beaucoup plus vaste que ce tandem. Ce n’est pas deux intervenants qui sont nécessaires, mais bien plus ! » explique-t-elle. D’autant plus que la majorité des adolescents ne sont pas prêts à entamer une psychothérapie d’emblée. La solution de la généraliste possède de multiples facettes : thérapie familiale, thérapie corporelle (kinésithérapie) pour retrouver des sensations corporelles, travail sur la relation avec la nourriture pour réhabiliter la sensation de faim et de satiété, ou encore le théâtre, le chant... bref, tout ce qui permet de restaurer le ressenti corporel.
Enfin, tout ce suivi doit être établi sur le très long terme pour être efficace. Il ne doit pas cesser dès lors que la patiente a récupéré un certain poids et retrouvé des cycles menstruels. Car la pathologie n’a pas disparu pour autant. Notamment, dans les anorexies restrictives, il est très fréquent que les patientes laissées à elles-mêmes dès un retour physiologique satisfaisant tombent dans la boulimie, avec un grand sentiment de désespoir. « Nous avons mis au grand jour, il y a 20 ans, la place de la boulimie dans l’anorexie, se félicite Jean-Luc Vénisse. Ce n’est pas pour rien : cette évolution nous engage aujourd’hui à maintenir un suivi prolongé des patients avec des troubles du comportement alimentaire ».