En moyenne 26 personnes sont impactées par chaque suicide. Mais si l’on prend l’entourage au sens large qui peut comprendre des soignants, alors ce chiffre peut être estimé à 135 (1). Le Dr Édouard Leaune, psychiatre au Centre hospitalier Le Vinatier à Lyon, s’intéresse depuis quelques années à l’impact chez les psychiatres du suicide de l’un de leurs patients. « Quand on choisit la psychiatrie, c’est souvent pour s’éloigner de la mort que l’on a vue de près ou de loin au cours de ses études de médecine. La mort par suicide est l’une des plus violente qu’il soit donné de vivre dans une carrière de psychiatre. Comme beaucoup de mes confrères, quand j’apprends qu’un de mes patients est décédé, je n’en cherche pas la cause », explique au Quotidien, Julien* un psychiatre parisien qui travaille en institution.
Le Dr Édouard Leaune a mené plusieurs enquêtes sur ce sujet. En 2020 au cours du congrès de l’Encéphale, il a présenté un travail sur 764 psychiatres francophones qui avaient accepté de répondre à un questionnaire en ligne (2). Premier enseignement, 90 % des psychiatres ont été confrontés à un tel évènement et si l’on inclut des tentatives de suicide graves non léthales, ce chiffre passe à 95 %. Deuxième enseignement, trois types d’impact distincts sur les professionnels sont décrits : traumatique, émotionnel et professionnel. L’impact traumatique est notamment marqué par des états de stress aigu, des troubles de l’adaptation ou des états de stress post-traumatique. Du point de vue émotionnel, la tristesse, la culpabilité et le choc sont les émotions les plus fréquemment retrouvées après le suicide d’un patient. Enfin, l’impact professionnel peut se manifester par l’évitement de patients suicidaires, des troubles de la prise de décision ou un sentiment d’isolement professionnel.
78 % des futurs psychiatres sont exposés à un suicide au cours des deux premières années d’internat
Une sous-étude de ce travail (IMPACT-S) a été menée sur 253 internes en psychiatrie (2). Près d’un interne en psychiatrie sur deux est exposé au suicide d’un patient, sans y avoir été préparé, dont 78 % au cours des deux premières années d’internat. 8 % des internes confrontés au suicide d’un patient développent des symptômes évocateurs d’un état de stress post-traumatique qui nécessiterait une prise en charge, 11 % présentent un impact émotionnel important qui met à mal leur qualité de vie, 45 % subissent un impact professionnel négatif qui entrave l’exercice de leur activité. Par ailleurs, 25 % des internes concernés n’ont reçu aucun soutien et ils vivent avec leur honte et leur culpabilité. Leurs pratiques vont être impactées avec une tendance à davantage hospitaliser les patients, et à avoir plus de difficultés à donner des permissions aux patients hospitalisés, parce que la plupart des suicides ont lieu pendant les permissions ou à l’occasion de fugues.
Ressouder les équipes
Parce le suicide d’un patient est un rendez-vous qui arrive dans quasiment toutes les carrières de psychiatres, le Dr Édouard Leaune a mis en place au sein du « Centre de Prévention du Suicide » du Centre Hospitalier Le Vinatier un programme de postvention (terme opposé à celui de prévention) pour soutenir les équipes confrontées à ces évènements. Il comporte plusieurs étapes (1). D'abord un soutien individuel des professionnels par les pairs, dans les deux à quatre semaines qui suivent l'évènement, avec un débriefing par une personne formée. Ensuite, un travail avec l’équipe tout entière est mis en place. C’est l’occasion de repérer les professionnels les plus en détresse, ceux qui ne parviennent pas à reprendre pied. L’acte suicidaire interroge les professionnels sur leur capacité à « prendre soin » des patients, donc indirectement à prévenir cet événement tragique. Se donner la mort dans ou au sortir d’un lieu de soin est une forme de transgression, qui tient les soignants en échec.
Il est essentiel de réguler et de consolider la cohésion d’équipe, ébranlée à la fois par le suicide qui vient d’avoir lieu et par le déséquilibre que provoque un tel événement sur le fonctionnement du service et les soins aux autres patients. Affectés par la situation, les soignants peuvent voir leurs fondements professionnels profondément réinterrogés : sentiment de défaillance, de culpabilité, ou quête d’un responsable peuvent durablement fragiliser le collectif et les coopérations indispensables à l’exercice du métier. Les démarches collectives et individuelles de postvention permettent de mettre à plat les interrogations et les souffrances de soignants et permettent d’éviter les changements d’orientations professionnels qui sont évoqués par 20 % des internes qui ont vécu un suicide de patient.
*Qui a préféré resté anonyme
Pour David, patient médiateur de santé disparu brutalement. Nos échanges avec lui ont donné lieu à plusieurs articles en santé mentale.
(1) Villeval P, Cuvillier B, Durif-Bruckert C et al. Recherche-action sur le concept de « postvention » pour mieux gérer les conséquences du suicide d’un patient sur les professionnels. Risque et qualité en milieu de soins. DOI 10.3917/rqms.303.0153
(2) Leaune E, Durif-Bruckert C, Noelle H et al. Impact of exposure to severe suicidal behaviours in patients during psychiatric training: An online French survey. Early Interv Psychiatry. 2021 Feb;15(1):149-157. doi: 10.1111/eip.12923.
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