Le « Washington Post », en général bien informé, cite une source militaire ukrainienne selon laquelle l'attaque a été réalisée par les forces de Kiev. Puis, dimanche dernier, une source gouvernementale ukrainienne parlait de piste « russe ». Dans l'hypothèse où l'attentat a été l'œuvre de dissidents russes, qu'il faudrait alors appeler « résistants », cela signifierait que s'organise en Russie un mouvement hostile à la continuation de la guerre, événement majeur qui obligerait Vladimir Poutine à lancer une chasse aux sorcières à l'intérieur même des frontières de la Russie. L'attaque n'a pas eu un effet militaire décisif, mais les Ukrainiens en ont fait un sujet humoristique sur une Russie hors de contrôle et les gens faisaient des selfies, avec, pour toile de fond, une photo du pont agrémentée de deux explosions.
Ainsi le peuple ukrainien supporte-t-il les bombardements incessants qui dévastent son territoire et continuent à faire de nombreuses victimes. En tout cas, son moral est au plus haut et les progressions de l'armée, avec la prise de Lyman et l'encerclement de Kherson, ridiculisent un peu plus les référendums et l'annexion des zones dites sécessionnistes. Il ne fait désormais aucun doute que cette guerre se terminera par la défaite de l'un des deux camps. Le bilan, pour le Kremlin, est accablant : aucun pays ne reconnaît l'annexion, la notion de superpuissance militaire russe a disparu, la propagande russe a baissé d'un ton, la mobilisation des réservistes, le limogeage du chef d'état-major et son remplacement par un autre officier supérieur ne règlent pas le problème posé par l'incurie stratégique de Moscou, l'insuffisance criante de la logistique, l'impréparation des nouveaux conscrits.
Désertions et débandades
On a assisté à de nombreux cas de désertion, à quelques débandades face aux percées ukrainiennes, à des cas de panique, les Russes laissant des morts sans sépulture et leur matériel. Le problème essentiel, c'est Poutine, qui est fou de rage même s'il n'en laisse rien paraître. À chacune de ses défaites, il multiplie ses bombardements aveugles contre les civils ukrainiens, de sorte que l'armée de Kiev paie deux fois ses conquêtes. Il laisse délibérément planer le recours à « de petites bombes nucléaires », abandonnant ainsi et sous l'empire de la peur la doctrine qui gère la dissuasion. Il a déclaré que la mention des armes nucléaires n'était pas un « bluff », mais personne ne se croit obligé de prendre pour argent comptant ce que dit le menteur numéro un de la planète.
Bien sûr, cette guerre continue de produire chaque jour de la désinformation. On ne sait pas, par exemple, s'il faut établir un lien entre les attentats qui ont endommagé les gazoducs de la mer Baltique et ceux du pont de Kertch. On ignore si les généraux russes sont prêts à une révolution de palais au Kremlin. Certains experts estiment que le nombre d'armes performantes livrées par les États-Unis à l'Ukraine est insuffisant, auquel cas il faut se dépêcher de lui en acheminer d'autres . Il y a longtemps en effet que les Américains n'ont pas eu entre les mains un deal aussi intéressant : un affaiblissement historique de la Russie dans le cadre d'une guerre où ne meurt aucun Américain. L'affaire, du point de vue occidental, n'est que tout bénéfice : la Russie a déjà perdu la guerre, elle en ressortira exsangue, Poutine partira de gré ou de force et une nouvelle direction russe ne pourra qu'en rabattre sur ses prétentions.
Le cadeau ainsi offert par les Ukrainiens aux Occidentaux est donc énorme et il est indispensable que Joe Biden augmente l'envoi d'armes sophistiquées à Kiev. Ce n'est pas payer cher une évolution politique en Russie qui aurait pu ne jamais avoir lieu ou qui aurait demandé un demi-siècle pour aboutir.