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Dossier

Entretien exclusif

La ministre Agnès Firmin Le Bodo partage sa vision, sa méthode, ses priorités

Par Léo Juanole et Aurélie Dureuil - Publié le 05/09/2022
La ministre Agnès Firmin Le Bodo partage sa vision, sa méthode, ses priorités


VOISIN/ PHANIE

La députée havraise nommée ministre déléguée chargée de l’Organisation territoriale et des Professions de santé reçoit Le Généraliste dans son bureau du 7e étage de Ségur.

Déterminée, Agnès Firmin Le Bodo livre ses impressions et dévoile ses lignes claires : consulter pour co-construire, main dans la main avec les élus locaux et nationaux, ainsi que les Ordres, les syndicats, les professionnels et les agences régionales de santé.

Lors de votre prise de fonction, vous avez souligné l’importance de cette délégation ministérielle sur l’organisation de l’offre de soins et des professions de santé. Quelles sont vos priorités ?

Agnès Firmin Le Bodo : L’intitulé du ministère parle pour lui, et plus encore sa création. Parler de l’organisation territoriale et des professionnels de santé et en faire un ministère montre la volonté marquée du président de la République, Emmanuel Macron, et de la Première ministre, Élisabeth Borne. Aujourd’hui, 87 % de notre territoire est classé comme sous-dense. Environ 6 millions de Français n’ont pas de médecin référent. Ce sujet concerne la santé de tous nos concitoyens. C’est un ministère que je considère comme un ministère de défis. Et c’est l’une des raisons pour laquelle j’ai accepté de m’engager auprès de la Première ministre dans cette aventure.

Certains appellent ce ministère celui des « déserts médicaux » : c’est ma mission première.

Comment travaillez-vous avec le ministre de la Santé et de la Prévention, François Braun ?

A. F. L. B. : Lui est médecin urgentiste, je suis pharmacien. J’ai un très fort engagement politique depuis très longtemps, lui est un homme de terrain qui réfléchit depuis longtemps à la transformation de notre système de santé. Je suis ministre déléguée, il est le ministre d’exercice et nous travaillons ensemble, à l’instar de nos cabinets, lesquels sont complémentaires. Certains appellent ce ministère celui des « déserts médicaux » : c’est ma mission première. Mais elle ne peut se faire qu’en ­collaboration avec François Braun.

La grande concertation doit débuter dans les prochains jours. Comment ces sujets seront-ils abordés ?

A. F. L. B. : Ce qu’on appelle la « conférence des parties prenantes » sera le volet santé du Conseil national de la refondation. Le président de la République a souhaité que les sujets importants (plein emploi, école, santé, bien vieillir et transition écologique, ndlr) soient traités. Nous allons articuler la conférence des parties prenantes dans cette grande consultation de nos concitoyens, au sens large, car c’est aussi la consultation des corps intermédiaires, des partis politiques, des syndicats, des fédérations…

Je veux faire en sorte que ce ministère devienne le ministère des élus.

Un mot sur la méthode choisie ?

A. F. L. B. : La méthode s’appuie sur beaucoup de rencontres. Je veux faire en sorte que ce ministère devienne le ministère des élus. Je l’ai été, je le suis toujours. Je sais à quel point il est important d’associer tout le monde à la construction et à la co-construction des mesures que l’on prend. Répondre au besoin d’offre de soins ne peut se faire que si nous associons les collectivités locales aux décisions que nous prenons. Les solutions proposées dans la fameuse boîte à outils que nous allons construire, elles dépendront aussi de l’implication et de la volonté des collectivités locales à nous aider et nous accompagner pour proposer des solutions. Il s’agit bien sûr de rencontrer les Ordres, les syndicats, les professionnels, tous les services ici à Ségur. Et l’idée est de pouvoir, à un moment ou un autre, faire travailler tout ce monde-là ensemble. C’est tout cela que nous sommes en train de construire. Certaines collectivités et certains maires commencent à intégrer le fait que le schéma du médecin généraliste qui s’installe dans la commune va devenir plus compliqué. Un médecin qui viendrait faire des consultations une journée par semaine, c’est un schéma auquel nous allons devoir nous habituer. Nous sommes à un moment où la prise de conscience qu’il va falloir travailler ensemble est collective.

Qu’en est-il pour les professionnels de santé ?

A. F. L. B. : La prise de conscience est réelle chez les professionnels de santé. Les Ordres travaillent ensemble et c’est quelque chose de plutôt nouveau. Nous devons travailler sur comment accompagner l’évolution de chaque profession, dégager du temps médical pour certains, donner de la reconnaissance à d’autres… Ce ne peut être que des décisions co-construites. Il y a les mesures d’urgence, les mesures du temps moyen et les mesures du temps long.

Il faut prendre des décisions assez rapidement. Car pour former un médecin, il faut 10 ans. Il faut donc s’intéresser à la pyramide des âges à 5 ans, 10 ans, 15 ans. Mais pas seulement. Il faut s’intéresser à l’évolution de la société. Le médecin d’aujourd’hui n’est pas le médecin de famille d’il y a quelques années. Pour un médecin qui part en retraite aujourd’hui, il en faut 2,2 voire 2,3. Mais entre-temps, les professions auront aussi évolué, avec par exemple la création d’assistants médicaux, d’infirmiers en pratique avancée (IPA), peut-être l’évolution d’autres métiers. Mais nos concitoyens attendent aussi de nous des réponses urgentes, c’est ce que nous sommes en train de co-construire pour proposer assez rapidement quelques mesures qui permettront d’avancer et de répondre. Le rapport Braun a été un des premiers instruments de cette boîte à outils.

Je vous donne l’exemple du Havre : 30 % des appels au SAS ne nécessitent pas de consultation médicale !

Justement, un point d’étape a eu lieu le 30 août, y a-t-il déjà des mesures qui pourraient être pérennisées ?

A. F. L. B. : Il est important à mon sens que nous prenions cette habitude d’évaluer les dispositifs et les mesures que nous adoptons. L’idée est de regarder ce qui a fonctionné et ce qui a permis au système des urgences de pouvoir tenir l’été. On nous avait annoncé une grande catastrophe. Je ne dis pas que ça a été facile partout mais on voit bien que les mesures prises, la coordination ville-hôpital, les expérimentations de services d’accès aux soins, la volonté des médecins généralistes de ville à participer et à prendre leur part dans ce dispositif ont permis de tenir. La campagne de communication aussi, permettant de faire comprendre à nos concitoyens que le mot urgences a un sens.

Je vous donne l’exemple du Havre : 30 % des appels au SAS ne nécessitent pas de consultation médicale ! On appelle le 15. C’est urgent ? On bascule dans l’urgence. Ce n’est pas urgent ? On bascule dans le SAS, on a quelqu’un au téléphone. Et 30 % de ces appels ne nécessitent même pas de consultation en ville. On voit bien que ce dispositif est important. Il va falloir l’évaluer. Il n’est pas développé partout en France. Il existe sous des formes différentes, là aussi. Il y a des endroits où ça marche avec un autre dispositif qui ne s’appelle pas SAS. Laissons cette liberté aux territoires. Ce qui est important, c’est que ce ministère puisse s’assurer que tous les Français aient accès aux soins quand ils en ont besoin.

Beaucoup de débats ont lieu, à l’Assemblée et au sein des syndicats, au sujet de la régulation à l’installation des médecins. Des propositions de lois ont d’ailleurs été déposées cet été. Quelle est votre position sur le sujet ?

A. F. L. B. : Rien n’est tabou et tout doit être discuté. Et ce sera sans doute l’un des sujets qui sera débattu pendant la conférence des parties prenantes. D’ailleurs, je constate que tout le monde n’y met pas la même chose. Il y a ceux qui sont pour l’obligation d’installation, ceux qui parlent des augmentations des incitations à l’installation, ceux qui parlent de coercition, ceux qui parlent de déconventionnement… Tout n’est pas égal dans les propositions de nombreux parlementaires. Après, faut-il aller jusque-là maintenant ?

C’est toujours compliqué, quand on est ministre et qu’on vient de dire qu’on va co-construire, de donner son avis. Mon avis n’est que personnel. Je n’y suis pas favorable. D’abord parce que je pense que c’est trop tard. Avec 87 % du territoire en désert médical, je ne vois pas comment obliger à s’installer sans déshabiller Pierre pour habiller Jacques. Au contraire, il faut discuter avec chacun et voir ce que ça aurait comme incidence, et que chacun comprenne bien ce qu’une obligation d’installation veut dire, ce que la coercition signifie… N’a-t-on pas d’autres choses à essayer avant d’arriver à ces solutions ? Ne peut-on pas imaginer, notamment dans le parcours d’études de médecine, des formations qui se fassent dans ces déserts médicaux ou dans ces hôpitaux de proximité ? Il y a la 4e année, la 1re année d’externat, la 1re année d’internat. Je pense que nous pouvons essayer – et là, avec une incitation à « aller vers » – plutôt des formations, des années ou des mois à faire. Parce qu’on sait bien que lorsqu’on va quelque part quand on est étudiant, si on rencontre l’âme sœur dans ce parcours-là, et si on s’y plaît bien, on a plutôt tendance à rester.

Comment la crise sanitaire a influencé la coordination ?

A. F. L. B. : La crise sanitaire a été pour tous les professionnels de santé un accélérateur de l’exercice coordonné. Notamment sur la coordination des soins, les liens ville-hôpital, les coopérations public/privé, la complémentarité et la coordination. J’ai toujours pensé que nécessité faisait loi et que là, nous étions dans l’obligation pour certains de travailler ensemble. Des CPTS se sont créées naturellement. Et il faut garder cet état d’esprit : l’exercice coordonné est aussi une réponse aux besoins de soin de nos concitoyens.

Pour les CPTS, ne faut-il pas alléger les contraintes administratives ?

A. F. L. B. : Si l’on peut alléger la partie administrative, cela arrangerait tout le monde. Mais il faut être très souple. D’ailleurs, il y a des CPTS qui existent mais qui s’ignorent. À l’échelle d’une CPTS formée, je crois pouvoir dire que sur mon territoire havrais, il y a des pseudo-CPTS qui fonctionnent très bien : médecins, pharmaciens, infirmiers, aides à domicile. Il faut désormais les formaliser…

Quand on regarde, par région, combien il y a de médecins généralistes et combien il y a de patients en ALD ou de plus de 80 ans sans médecin traitant, chacun pourrait faire un petit effort pour répondre à ce besoin.

Comme l’ont montré les retours d’expérience de la Cnam, les assistants médicaux permettent d’augmenter le temps médical des médecins. Souhaitez-vous étendre le dispositif à tous les médecins ?

A. F. L. B. : L’évaluation et le retour d’expérience que nous avons sur les assistants médicaux nous montrent que le bilan est plutôt positif. Il faut maintenant accélérer pour les développer, comme pour les infirmiers en pratique avancée. Sur les assistants médicaux, l’idée est de dégager du temps médical et soulager la contrainte administrative. Mais, en même temps qu’on fait ça, il faut ne pas ajouter d’autres contraintes en parallèle. Il faut dégager du vrai temps médical et être collectivement vigilants. Dans les discussions qu’on aura avec les médecins, il faudra parler de l’obligation à prendre de nouveaux patients. Certains patients sous affection de longue durée (ALD) n’ont pas de médecin traitant. Quand on regarde, par région, combien il y a de médecins généralistes et combien il y a de patients en ALD ou de plus de 80 ans sans médecin traitant, chacun pourrait faire un petit effort pour répondre à ce besoin. Les médecins qui ont choisi la médecine libérale ont choisi… la médecine libérale, ne l’oublions pas ! Je ne suis pas pour la contrainte à tous crins. Je pense que c’est quelque chose qui vient quand on n’arrive pas à travailler ensemble. Je suis pour le gagnant-gagnant.

Qui financera les investissements nécessaires ?

A. F. L. B. : Il n’y a pas une seule réponse car la problématique qui se pose pour un cabinet médical ne se pose pas forcément pour un autre. La réponse n’est pas la même selon qu’on exerce dans une maison de santé neuve, bien aménagée, ou dans un cabinet qui existe depuis vingt ans, où c’est compliqué pour la salle d’attente, la place de l’interne dans le cabinet, la façon dont ça va se passer quand on fera venir un assistant médical. C’est à nous et aux ARS, chevilles ouvrières, de faire ce travail de réponse au cas par cas, en faisant le lien avec les professionnels et les élus. C’est un travail énorme, mais on ne peut y arriver que comme ça.

Pour la future convention médicale, quelle sera la lettre de mission pour l’Assurance maladie ?

A. F. L. B. : Je vous donne rendez-vous au moment où les discussions démarreront. Il faut laisser le temps à la co-construction et à la discussion de cette convention, mais avec un fil rouge : celui de la préoccupation partagée, aussi par les médecins, de l’accès aux soins et de la façon dont on peut répondre à nos concitoyens avant qu’il y ait suffisamment de médecins généralistes.

Il faut protéger ceux qui nous soignent, comme il faut protéger ceux qui nous protègent.

Les derniers chiffres de l’Ordre sur les violences envers les médecins montrent que le nombre d’incidents enregistrés est reparti à la hausse en 2021. La majorité de ces incidents (61 %) concernent des médecins généralistes. Comment y mettre fin ?

A. F. L. B. : La sécurité des médecins est un sujet sur lequel nous allons travailler. Au Havre, où il n’y a pas de service de SOS médecins mais un service de garde organisé par les médecins généralistes, cela fait bien longtemps que nous avons apporté une réponse à cette question. Au départ, ils allaient eux-mêmes faire les consultations à domicile avec leur voiture. Après quelques problèmes de sécurité, notamment des voitures dégradées, les médecins, avec la collectivité locale – la ville et la communauté d’agglomération – ont mis en place un système dans lequel chaque médecin qui effectue un tour de garde est accompagné d’un chauffeur. Ce qui montre que la collaboration entre généralistes et collectivités locales existe depuis très longtemps chez nous.

Il y a la problématique des médecins, mais pas que… En prônant la vaccination obligatoire pour les soignants quand j’étais élue, je l’ai vécu : j’ai été menacée de mort. J’ai eu un pot de chrysanthèmes déposé devant mon officine… J’ai déposé plainte au moins six fois lors de ma mandature pour des problématiques de prises de position.

Il faut protéger ceux qui nous soignent, comme il faut protéger ceux qui nous protègent. Cela passe aussi par le nécessaire apaisement de notre société, devenue très radicale et brutale. Notre responsabilité collective, aussi pour les médecins agressés, c’est de dénoncer et d’aller porter plainte. Et ce n’est pas aisé. Il faut rendre le fait de porter plainte plus facile.

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