En France chaque année 8 millions de radiologies sont réalisées dans des services d’urgences. La très grande majorité d’entre elles sont lues par des urgentistes et non des radiologues. Or le taux d’erreurs de lecture des urgentistes est évalué à 1 à 5 %. Erreurs diagnostiques, reconvocation après relecture des radiologies par un spécialiste, doutes sur les qualités des services d’urgences… L’impact des mauvaises interprétations sur les relations médecins-patients est particulièrement marqué aux urgences. Ce n’est donc pas étonnant que dans ce contexte contraint de prise en charge immédiate – aggravé par la moindre disponibilité des radiologues hospitaliers – des systèmes d’intelligence artificielle soient désormais proposés comme aide au diagnostic. Ils permettraient d’abaisser de 75 % le taux d’erreurs de lecture de radios dans les services d’urgence.
Alors que le terme intelligence artificielle est utilisé dans des contextes très variés et souvent galvaudés, la radiologie apparaît comme l’un des prototypes du genre : l’IA est fondée sur des systèmes qui perçoivent leur environnement et entreprennent des actions qui maximisent leurs chances d’atteindre leurs objectifs (2). La reconnaissance d’images a été l’un des premiers domaines développés en médecine : facilité et rapidité d’expertise sont mises en avant par les utilisateurs (1). Dans les services d’urgences qui l’utilisent, les urgentistes ont d’abord été méfiants : « rien ne remplace l’œil clinique » (3). Mais au fur et à mesure de l’utilisation, ils reconnaissent que l’IA permet d’attirer l’œil sur des anomalies radiologiques, voire de véritables fractures, qui auraient pu passer inaperçues dans un contexte de surcharge de travail.
L’analyse des images prend quelques minutes. Pour certains utilisateurs, le rapport avec le patient en retour d’examen radiographique a changé : « j’attends désormais que le logiciel d’IA ait fait son travail, car plusieurs fois j’ai annoncé au patient une absence de fracture, sans doute par manque de temps de lecture, mais j’ai été contraint de revenir sur mon diagnostic initial après avoir été alerté par l’IA sur une anomalie », explique l'un d'eux. Comme l’explique un utilisateur au Quotidien, « je ne sais pas comment dire que je me suis trompé et que c’est un logiciel qui a mieux diagnostiqué que moi ; j’ai tendance à dire que j’ai revu l’examen avec un collègue et surtout pas qu’une machine a fait mieux que moi ».
L’introduction de l’IA comme facilitatrice ou accélératrice des soins ne modifie pas le rôle du patient, les facteurs qui le motivent à consulter un médecin, ni sa vulnérabilité. Ce qui change, c’est le mode de prestation des soins, la manière dont ils peuvent être prodigués et les personnes qui peuvent le faire. Le déplacement de l’expertise et des responsabilités des soins vers les systèmes d’IA peut entraîner de nombreux effets perturbateurs à la fois pour les soignants et pour les patients (2). « Avec l’IA, quelle est la valeur ajoutée des médecins urgentistes par rapport à des infirmiers en pratique avancée qui auront accès à la même expertise en radiologie ? », analyse une utilisatrice.
Nouvelles demandes du malade ?
On imagine bien que les systèmes d’IA pourront également être utilisés pour libérer du temps clinique dans les services d’urgence : lecture chronophage d’examens, saisies de données… Mais il est aussi possible que de nouvelles demandes émanent. Actuellement, les images numérisées sont mises à disposition des patients par le biais de CD ou de liens directs vers les banques d’images des hôpitaux et des cabinets médicaux. Dans ce contexte, les patients pourront directement adresser leurs images à des centres de lecture de radios par IA pour un deuxième avis. Ne va-t-on pas assister à une majoration des recours aux urgences dans les suites d’ « avis Internet » ? Après les logiciels de diagnostic qui ont fait consulter des patients pour des « pathologies » diagnostiquées par des arbres décisionnels, les médecins vont-ils devoir prendre en charge des fractures « vues par IA » sans données cliniques préalables ?
Si l’IA aura certainement une place majeure dans les années à venir en médecine, il est toutefois illusoire d’imaginer qu’elle remplace l’œil clinique.
(1) Mignot L, Schultz E. Les innovations d’intelligence artificielle en radiologie à l’épreuve des régulations du système de santé. Réseaux 2022/2-3 (N° 232-233), pages 65 à 97
(2) Lequillerier C. L’impact de l’IA sur la relation de soin. Journal du Droit de la Santé et de l’Assurance - Maladie (JDSAM) 2020/1 (N° 25), pages 84 à 91
(3) Why these doctors are embracing AI to make triage decisions. https://www.zdnet.com/article/why-these-doctors-are-embracing-ai-to-mak…