« Vous n’êtes pas que des étudiants, vous êtes médecins, vous avez un rôle, des responsabilités à l’hôpital », lance à ses internes le Dr Mathias Wargon, chef de service des urgences de Delafontaine, à Saint-Denis. Cinq d’entre eux sont les personnages principaux de « Premières Urgences », un documentaire d’Éric Guéret sorti en salles le 16 novembre, ironie de l'histoire, au moment précis où les internes se mobilisent contre les projets d'allongement de leurs études et autres menaces de mesures punitives à leur endroit. En immersion durant six mois, en plein cœur de la deuxième vague Covid, le réalisateur a suivi le parcours de ces jeunes qui effectuaient leur premier stage dans le service du Dr Wargon, urgentiste pugnace et « grande gueule » qui s'affiche volontiers sur les plateaux et sur Twitter où il compte plus de 46 000 abonnés.
Vocation à l'épreuve
Le cinéaste désirait travailler sur la « fragilité » de l’hôpital, son « risque de faillite », mais aussi sur « sa beauté et son absolue nécessité ». À travers le regard et l’apprentissage de ces internes, c'est donc un film sur l’engagement énorme de tous les professionnels qui tiennent l'hôpital à bout de bras malgré le manque de moyens matériels et humains, la course aux lits et le bricolage à tous les étages.
C’est en tout cas l’approche du réalisateur qui a tenté aussi de répondre à la question suivante : la vocation des internes suffira-t-elle à résister à la réalité parfois kafkaïenne de l’hôpital, qui conduit à la perte de sens des soignants ? Au final, un seul d’entre eux décidera d’embrasser une carrière hospitalière, en pédiatrie. Pour Evan, « l’hôpital, c’est toute ma vie. Comme dit ma mère, c’est l’une de plus belles inventions de toute l’histoire de l’humanité ! », s’exclame le futur médecin.
« On mettait du scotch »
Les quatre autres juniors se dirigeront vers la médecine libérale, signe, sans doute, du manque d’attractivité du secteur public. À l’image de Lucie, qui prévoit de monter « à plusieurs » un cabinet de médecine générale. L’étudiante a toujours préféré « le suivi, revoir les patients, connaître leur vie… ce qui ne correspond pas du tout au système des urgences ».
Mais c’est aussi ce qu’elle a découvert durant ses stages qui l’ont refroidie. Dans une séquence évocatrice, les internes parlent de l’imprimante, symbole à leurs yeux de la déliquescence de l’hôpital. Selon Lucie, celle-ci fonctionne « un jour sur deux ». Au lieu d’en racheter une, « on mettait du scotch, on tapait dessus, on mettait parfois 45 minutes pour imprimer une ordonnance… », se souvient l’interne.
Un autre passage en dit long sur les difficultés quotidiennes, lorsqu'un patient est placé dans un box suite à une crise. Les infirmières cherchent un scope pour surveiller les constantes, mais le moniteur qu’ils finissent par trouver ne fonctionne pas avec la prise de ce box… Tout cela « ne m'a pas donné envie de travailler à l’hôpital public. Il ne tiendrait pas si le personnel n’était pas aussi dévoué », souligne Lucie.
Des heures au téléphone
La dérive administrative et les contraintes d'organisation jalonnent le documentaire, comme en témoigne le nombre incalculable d’heures passées au téléphone pour trouver des lits d’aval. Amin, un autre interne du film aujourd’hui en 3e année, a parfois démarré des gardes de nuit avec « sept patients Covid sous oxygène entassés dans la salle d’attente ». L’étudiant était frustré de démarrer sa nuit à « appeler d’autres établissements pour gratter un ou deux lits », une activité chronophage qui conduit in fine à « avoir un médecin en moins pour gérer le flux ». Quand il a vu le film, deux ans après le tournage, il s’est demandé comment il avait pu plus tolérer « des conditions de travail aussi difficiles ». Conscient de la complexité de la tâche, il ressent toujours une « profonde admiration » pour les professionnels travaillant aux urgences.
Comme Lucie, Amin a choisi plutôt de s'orienter vers la médecine générale, même si son stage aux urgences de Saint-Denis a participé à modifier ses a priori. « J’imaginais que l’on voyait les gens très vite, qu’on ne prenait pas le temps de parler, mais ce n’était pas forcément le cas ». L’étudiant a aussi apprécié de pouvoir faire tous les examens sur place afin de « vérifier si notre hypothèse de diagnostic était la bonne ».
La place centrale des médecins étrangers
Dans le film, l’interne prend aussi conscience qu'il serait « très compliqué pour les urgences de tourner sans les médecins étrangers ». De fait, les praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue) représentent la quasi-intégralité des médecins du service (19 sur 21) à l'hôpital Delafontaine. Une situation assez logique pour Éric Guéret, la plupart des PH n’ayant pas envie de travailler « dans de telles conditions, si ce n’est des médecins étrangers, c'est pourquoi sans eux, il n’y a pas d’hôpital public en France ».
Au-delà du vécu des internes, le réalisateur révèle les maux profonds de l'hôpital et, au-delà, les carences du système de soins français. Si 120 services d'urgence étaient en détresse l'été dernier, c’est aussi parce qu’ils ont « payé les pots cassés de tous les dysfonctionnements de notre système de santé », estime-t-il. La crise sanitaire n'a rien arrangé, épuisant les équipes des services en tension, frappées par les arrêts maladie, le burn-out et le turnover. « Beaucoup de personnels sont partis car les conditions sont dures et que le manque de reconnaissance a fini par les décourager. Notamment après le Ségur qui était censé tout régler », analyse le cinéaste.
Pourtant, l’hôpital public, à travers l'engagement des blouses blanches et sa vocation d'accueil universel, reste « une des seules bouées de sauvetage pour toute une partie de la population qui subit de plein fouet la brutalité de notre société, les violences physiques, la précarité, la solitude ou l'instabilité psychiatrique », insiste Éric Guéret.
Sans discrimination
Contacté par « Le Quotidien », le Dr Mathias Wargon ne tarit pas d’éloges sur cet hôpital malgré « tous ses défauts », qu'il qualifie lui-même de chef-d’œuvre en péril. Selon le médecin, les urgences de Delafontaine symbolisent même le meilleur d’une institution « au service de la population, sans discrimination », qui « fait tout ce que les autres ne peuvent pas ou ne veulent pas faire ». C’est pourquoi « l’hôpital ne doit pas être paupérisé », martèle le chef des urgences qui milite pour que les personnels soient « payés correctement ». Une problématique qui ne sera pas réglée « avec des dizaines ou même des centaines de millions au coup par coup », alerte l’urgentiste francilien. Éric Guéret va plus loin, en se demandant s'il n'existe pas depuis une vingtaine d'années « une volonté publique de détruire l’hôpital ».
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