Fait révélateur du climat politique aux États-Unis, plusieurs chercheurs français contactés pour témoigner de la situation dans l’Amérique de Donald Trump ont requis l’anonymat. Pour autant, leur réaction face à la nouvelle donne n’est pas unanime. Il n’est pas si facile de renoncer à un pays qui consacre plus de moyens à sa recherche que tous les autres États de l’OCDE réunis.
Parti aux États-Unis faire de la recherche fondamentale sur la coagulation et la thrombose, Frédéric (1) est actuellement détaché auprès de l’hôpital pour enfants de Boston et de la faculté de médecine de Harvard. Depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, il a appris à se méfier de sa façon de communiquer avec ses collègues et le monde extérieur. « Il y a eu un changement de paradigme et on fait très attention à ce qu’on écrit sur les réseaux sociaux, témoigne-t-il. Il faut que rien ne puisse être utilisé pour nous causer des problèmes. »
Les faits lui ont malheureusement donné raison. Ce 22 mai, en mesure de rétorsion contre une position qui n’est pas jugée conforme à la ligne du gouvernement, l’administration Trump a sommé Harvard de produire les documents pour l’habilitation de l’université à recevoir des étudiants étrangers, qui représentent un quart de l’effectif du campus.
En avril déjà, le bureau de l’immigration de l’université de Harvard conseillait à tous ses résidents étrangers « la prudence lors de tout déplacement international non essentiel » compte tenu de la capacité de nuisance des agents du CBP (service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis), autorisés à fouiller téléphones et ordinateurs portables. Frédéric, qui prévoit de rentrer en France pour ses vacances, s’inquiète pour son retour.
Médecin spécialisé dans les CAR-T cells au Dana-Farber Cancer Institute, Arthur (2) a, lui, suivi sa femme, elle aussi médecin chercheur, et projette de s’installer durablement aux États-Unis. Les évolutions politiques récentes lui ont donné du grain à moudre, mais n’ont finalement pas remis en cause son projet d’émigration. « L’extrême droite est aussi aux portes du pouvoir en France, avec des positions pas très éloignées de celles de Trump », rappelle Arthur, qui renvoie la France et les États-Unis dos à dos en ce qui concerne le sort réservé aux étrangers. « Dans l’Amérique de Trump, avoir un accent étranger n’est pas un frein dans son travail, contrairement à la France, constate-t-il. Dans les hôpitaux français, j’ai assisté à des scènes choquantes quant à la prise en charge de patients musulmans. Politiquement, l’ambiance est plutôt à tenter de trouver des moyens de ne pas soigner les étrangers. Ce n’est pas pour cela que je suis parti mais cela ne me donne pas envie de revenir. »
Obscurantisme scientifique
Après son internat, le Pr Gérard Karsenty s’est installé aux États-Unis dans les années 1980 et en a pris la nationalité. Il y mène des travaux sur la biologie du squelette dans un laboratoire qu’il dirige au sein de l’université de Columbia, à qui 400 millions de subventions ont été retirées. « La situation est grave et chaotique, des étudiants ont perdu leurs financements et l’université en général se débat pour survivre », liste-t-il. Dans son propre laboratoire, les conséquences restent pour l’instant modestes : une seule bourse a été supprimée. Mais plusieurs autres financements sont retardés sans explication valable.
Globalement, les universités et les grands chercheurs restent silencieux par peur des sanctions financières
Un chercheur français au Boston Children’s Hospital
À la date du 7 avril, 19 bourses fédérales avaient été supprimées dans le seul hôpital pédiatrique de Harvard, où travaille Frédéric : quatre sur la diversité, l’inclusivité et l’équité, cinq sur les vaccins, cinq sur l’identité de genre, deux financées par l’Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid) et trois autres liées à des financements de l’université de Columbia. L’équipe de Frédéric mène des travaux de recherche fondamentale a priori peu concernés par les purges trumpiennes. Et pourtant : « 10 % de notre financement a d’ores et déjà été supprimé lors de la première vague de coupure budgétaire, soit environ 100 000 euros en moins par an », raconte-t-il. Motif invoqué : le manque de rentabilité à court terme.
Licenciements dans les équipes
Si elle ne fait pas encore partie des bêtes noires de l’administration Trump, l’université de Stanford a tout de même perdu plusieurs millions de dollars de financements fédéraux pour des questions de diversité. « Les gens ici sont surtout inquiets des 40 % de coupes dans le budget des Instituts nationaux de la santé (NIH) », analyse Julien Sage, qui y dirige depuis vingt-et-un ans un laboratoire de génétique spécialisé dans l’étude des oncogènes. « L’autre projet préoccupant, embraye le chercheur, est la taxation de l’argent placé en Bourse par les universités qui sont absolument nécessaires au bon fonctionnement de la recherche, et contribuent à la maintenance des bâtiments et des plateformes technologiques. » Cette dernière mesure est pour l’instant bloquée par des tribunaux.
De facto, les annonces de coupes budgétaires de l’administration Trump ne sont pas toujours suivies d’effet : les centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) devaient initialement perdre plus d’un milliard de dollars de budget et seront finalement augmentés de 100 millions, mais « des équipes ont commencé à licencier des techniciens ou à ne pas renouveler leurs contrats de travail par anticipation », indique Frédéric.
Dans le laboratoire de Julien Sage, les répercussions sont encore limitées : une bourse de 50 000 dollars par an destinée à soutenir le travail d’une étudiante issue d’une minorité a été supprimée et des retards s’accumulent dans le versement d’autres fonds. « En revanche, des collègues travaillant sur des vaccins ont perdu énormément de soutien financier », complète-t-il.
« Globalement, les universités et les grands chercheurs restent silencieux par peur des sanctions financières », poursuit Frédéric. Les scientifiques américains ont manifesté au sein du mouvement international Stand up for Science mais peu au nom des universités.
Arthur est moins alarmiste : « Concrètement, à part provoquer un vent de panique, l’arrivée de Trump à la Maison Blanche n’a pas changé grand-chose dans mon domaine. Toutes les personnes que je connais qui voulaient une bourse gouvernementale l’ont eue, parfois avec du retard. Il y a eu des cas isolés, parfois dramatiques, mais en pratique, je ne recense qu’une seule personne dont le financement a été annulé car son sujet favorisait les minorités. »
Les choix actuels de Trump s’attaquent à l’ensemble de la communauté scientifique et plus seulement à quelques domaines spécifiques
Pr Didier Samuel, PDG de l’Inserm
Certaines thématiques de recherche seraient-elles mieux protégées ? Le Pr Didier Samuel, PDG de l’Inserm, n’y croit guère. « La directrice de l’Institut national du neurodéveloppement pour les enfants a été remerciée, de même que les directeurs des Instituts d’immunologie, d’infectiologie et des maladies du vieillissement, liste-t-il. Des responsables de haut niveau ont eu le choix entre prendre un poste en Alaska ou dans une réserve navajo et la démission. Les choix actuels de Trump s’attaquent à l’ensemble de la communauté scientifique et plus seulement à quelques domaines bien spécifiques. »
L’anti-intellectualisme qui infiltre désormais tous les cercles du pouvoir inquiète le Pr Karsenty. « L’impact à long terme de cet obscurantisme scientifique sera le plus important, prédit-il. Le monde a changé depuis mon arrivée ici. Les États-Unis sont toujours, et de loin, la première puissance scientifique mondiale. Mais s’ils laissent la Chine les dépasser, je ne sais pas comment ils pourront reprendre le dessus. »
La chute de l’empire américain ?
Pourrait-on assister à un retour massif de chercheurs français ? Il n’y a pas consensus sur le sujet. « C’est un peu la fin du rêve américain, résume Frédéric. Beaucoup parlent de rentrer, notamment ceux qui espéraient pratiquer la médecine ici ». Pour les autres chercheurs consultés par Le Quotidien, les États-Unis restent une terre d’opportunités incomparable. En 2024, plus de 200 milliards de dollars de fonds publics ont été consacrés à la recherche. Cette somme se réduira drastiquement en 2025 mais, nuance toutefois Arthur, « la part qu'elle représente dans le financement de la recherche est devenue minoritaire depuis plusieurs années déjà ».
« Depuis dix ans, il y a un ruisseau de scientifiques chinois qui retournent dans leur pays, désormais plus attractif pour eux, relate le Pr Karsenty. Nous sommes loin d’une situation similaire avec l’Europe, surtout pour des chercheurs ayant, comme moi, fait leur vie ici. »
Pour beaucoup de chercheurs, les États-Unis restent une terre d’opportunités incomparable
« Les moyens de la recherche aux États-Unis resteraient nettement supérieurs à ce que la France, dont le budget du ministère de l’Enseignement et de la Recherche s’est contracté de près d’un milliard d’euros, peut offrir, ajoute Arthur. Il n’y a qu’ici que je peux me projeter pour les dix prochaines années, assure-t-il. En tant que maître de conférences, je suis huit fois mieux payé qu’en France et je dispose d’un temps dédié à la recherche. »
Arthur insiste aussi sur le fait qu’en France, il serait confronté à la décrépitude de l’hôpital public et à des lourdeurs administratives inimaginables dans les laboratoires américains. « Quand je travaillais avec l’Inserm, nous avons connu une période de six mois durant laquelle il était impossible de commander quoi que ce soit en raison d’un changement de logiciel », se souvient-il.
Et ce ne sont pas les annonces de 100 millions d’euros pour la France et 500 pour l’Europe qui les feront changer d’avis. « C’est toute une politique globale européenne de développement de la recherche qui serait nécessaire », résume Julien Sage. « C’est un bon premier pas, mais seulement un premier pas, abonde le Pr Karsenty. Les scientifiques qui sont déjà en France sont en droit de se demander pourquoi ces 100 millions n’ont pas été débloqués pour eux. »
(1) et (2) : certains prénoms ont été changés à la demande des personnes interviewées